C'est ainsi que la vie s'est arrêtée

Corinne Wargnier

« Au début, j’étais étonné. Mais maintenant, je suis habitué. Et en réfléchissant bien, je me dis que c’est dans l’ordre des choses. Parce que les gens sont bizarres, et souvent incompréhensibles. »

 

La pension Chez Tessa a un air du bout du monde. Espace de l’exil et de l’attente où les frontières se dissolvent dans la chaleur et le silence, où les êtres se découvrent à eux-mêmes dans l’étrangeté de l’autre. Espace de la solitude dans lequel émerge la volonté (curieuse) d’être ensemble, malgré tout, comme un défi lancé au monde. Une fascinante mise en lumière de nos parts d’ombre…

 

Corinne Wargnier est née et vit à Paris. Après s’être engagée dans différents projets d’écriture cinématographique, et parallèlement à son activité de photographe, elle se consacre aujourd’hui à la littérature. Elle a déjà publié La Saison des ombres (2009) et Les Fous ordinaires (2013).

C’est ainsi que la vie s’est arrêtée, son troisième roman, explore l’âme humaine à travers une vision du monde singulière, empreinte de poésie, de subtilité et d’étonnement.

 

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Quelques critiques...

« C’est le genre d’histoire qu’on commence sans pouvoir s’arrêter, le style de l’auteur nous emporte dans son monde, c’est passionnant, c’est bouleversant. » (P., Babelio)

 

« Le lecteur plonge dans un monde qui semble devoir beaucoup à ce sentiment de l’absurdité de la vie que l’on retrouve chez Beckett, Buzzati ou le Camus de L’Étranger. » (Claudia Lucia)

 

« L’ouvrage révèle dès les premiers mots le style d’un véritable écrivain. Il y a là une voix, assurément. » (François Prunier)

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Début du livre...

 

Chez Tessa, ou le mot de l’éditeur

 

La pension Chez Tessa a un air du bout du monde. Espace de l’exil et de l’attente où les frontières se dissolvent dans la chaleur et le silence, où les êtres se découvrent à eux-mêmes dans l’étrangeté de l’autre. Espace de la solitude dans lequel émerge la volonté (curieuse) d’être ensemble, malgré tout, comme un défi lancé au monde.

 

Chez Tessa, englués dans leurs espoirs, aux prises avec leur vanité, des hommes et des femmes se regardent dans tous les sens pour secouer leur posture et leurimposture, pour apprendre à devenir qui ils sont, même s’ils ont renoncé, même s’ils veulent se perdre sur la route, pour ne plus penser à rien. Mais la sensation reste vaillante, et le sentiment marche dans ses pas.

 

Chez Tessa, le regard est la clef du monde ; une fenêtre ouverte sur nos préjugés, nos certitudes, nos croyances, nos errances, nos joies, nos peurs surtout. Chez Tessa, en effet, tout passe par le regard, la vue et le jugement : sur l’autre, sur soi, sur les choses, ces choses auxquelles on cherche à échapper, mais après lesquelles on court, aussi. Évidemment. Paradoxe de l’être qui s’agite en lui-même pour trouver un apaisement, pour cesser la lutte, dans le courage et la lâcheté – qui ont tous deux quelque chose à dire de nous.

 

Chez Tessa, on est confronté à soi et à l’autre, à notre difficulté à dire. On danse avec les plis de notre conscien-ce, et on tourne autour des autres pour y chercher quel-que chose. Quoi ? On se met à nu ; on regarde les contours de l’autre ; l’inquiétude guette, le malentendu également. Normalité ? Folie ? Résignation ? Dépassement ? Chez Tessa, la fuite en avant rend tout possible : les codes ti-rent leur révérence. Entre la mémoire et l’oubli, entre le temps suspendu et l’imminence de la tragédie.

 

*

 

Lorsque j’ai reçu le manuscrit de C’est ainsi que la vie s’est arrêtée, je l’ai lu d’une traite. J’étais chez Tessa, je voyais moi aussi ; je regardais tous ces personnages vivre avec la tendre attention d’un compagnon de voyage ; j’ai été émue. L’écriture de Corinne Wargnier, simple, belle et vraie épouse avec légèreté et finesse les contours de l’âme humaine, celle qui se cache tout en jouant son rôle dans la comédie sociale. Un plaisir de lecture et une expérience vivante, drapée de sensibilité, que je ne pouvais que faire partager.

 

M. M.

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C'est ainsi que la vie s'est arrêtée 

C’était l’un de ces jours

d’été étouffants.

Quelques téméraires

s’étaient aventurés,

bravant une chaleur épaisse

qui cloîtrait ceux de notre ville

derrière leurs volets.

Il y avait de quoi être perplexe.

Mais à bien considérer les choses,

ça n’avait rien d’étonnant.

Parce que les gens

sont bizarres,

et souvent

incompréhensibles.

 

Gab

 

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 1. Chez Tessa

Aticamparo n’était pas de ces endroits que l’on découvrait par hasard. Pour atteindre la petite ville solitaire, comme détachée du monde, il fallait avoir une bonne raison.

Pour l’étranger, la pension de Tessa pouvait en être une, dès lors que l’immobilité, le silence et l’isolement n’étaient pas des choix fortuits, mais qu’on les considérait comme des éléments nécessaires à l’observation du temps, une opportunité de réflexion, de rêve parfois. Un endroit qui s’offrait à celui qui était conscient des limites du matin qui se levait avec sérénité, du soir qui s’accordait à tomber dans une même quiétude, bien qu’Aticamparo ne fût pas toujours épargnée par la férocité qui sait se répandre sur les petites villes, souvent de façon absurde. Mais il faut ajouter que ça, tout le monde ne le savait pas. L’étranger qui n’était pas conscient de ces limites s’exposait à des phases de contrariété qui n’étaient pas toujours sans danger.

Deux fois par semaine un autocar de la compagnie Yellow Lines s’arrêtait là, dans la poussière de la rue principale qui telle une raie au milieu d’un crâne coupait Aticamparo en deux. À quelques mètres d’une maison de bois ne ressemblant à aucune autre, le moteur de l’autocar vrombissait, le roulement de ferraille de sa porte-soufflet grinçait, et cela donnait à la ville un air soudainement étrange. Dans les meilleurs jours, l’autocar déversait plusieurs personnes dans la lumière blanche mélangée de rose, autant de visages qui se levaient sur la façade peinte bleu ciel, sur l’avant-toit qui abritait un banc où l’on imaginait devoir s’asseoir doucement pour bavarder en bonne compagnie, ou simplement être seul, et ne penser à rien.

Ce jour-là Armand Faulkner regarda silencieusement la route, une valise au bout du bras. Personne ne le vit. La rue était déserte et la chaleur lourde qui flottait dans l’air semblait suspendre le temps. En s’éloignant, l’autocar de la Yellow Lines laissa derrière lui un nuage de poussière qui fit froncer le sourcil noir d’Armand Faulkner. Ponctué de petits bourdonnements nasaux, l’autocar traversa la ville en ligne droite sans qu’Armand Faulkner ne le quittât des yeux. Et lorsque la rue principale l’eut complètement englouti, avalant jusqu’à son dernier son, elle ne donna plus à voir à notre homme que quelque chose d’étrange, d’un peu fou même. Une suite de bâtisses tranquilles, de couleur beigeasse pour la plupart – espacées par quelques boutons d’herbe si hauts et si verts qu’ils laissaient suggérer que l’atmosphère n’était pas toujours à la désolation –, semblait comme se moquer un peu de lui. Il se trouvait au milieu d’une route, sans qu’il n’y ait aucune voiture, une route bordée d’habitations qui ne paraissaient abriter aucune âme. Il était dans une temporalité bien différente de celle qu’il avait quittée deux jours plus tôt, mais cela ne l’effraya pas, ni même ne le décontenança.

Armand Faulkner se rapprocha de la maison à la façade bleu ciel et garda le regard aveuglément fixé devant lui.

Chez Tessa. Les lettres blanches effacées par endroits remplissaient une pancarte légèrement penchée.

Un petit vent brûlant piqua sa jambe à travers son pantalon et le fit s’avancer encore un peu vers la maison silencieuse. Pendant de longues secondes il resta là, le regard arrêté, comme s’il attendait que l’endroit exerçât sur lui un appel, que la porte d’entrée s’ouvrît, qu’un visage se montrât à l’une des nombreuses fenêtres que comptaient les deux étages. Mais l’appel vint de sa gauche. Un bruit se mit à battre dans la soudaineté qui caractérise l’éclair, ou l’accident. Face à l’inattendue agitation, il tourna vivement la tête. Au loin, à une certaine distance de lui, il aperçut une meute d’enfants courant derrière un ballon en s’interpellant. Il lui était difficile de distinguer des visages, mais toujours est-il qu’il observa les gamins comme s’ils avaient été le point de mire de tout un paysage. Il sourit et détourna le regard. Tout cela le rassurait finalement un peu. Il avança jusque devant la porte de la maison et marqua un petit temps d’arrêt. Il était difficile au regard d’intégrer la totalité de la construction qui, sur son côté gauche, était prolongée par une sorte de hangar, une simple bâtisse surmontée d’un toit de tôle gris qui jurait avec l’azur de la maison. Le long, des draps séchaient sur une corde à linge. Le vent léger créait un jeu de lumière, des ombres fugitives griffonnaient le sol à l’endroit où la terre était brute.

Armand Faulkner se tenait toujours devant la porte. Rien ne se passait. Il regarda les plis de son pantalon froissé. Il regarda la maison une nouvelle fois, sans bouger. Autour de lui le temps s’étirait. Des secondes, des minutes flasques et vaporeuses. Il se sentit soudain assailli par l’urgence d’un mouvement et fit un pas en avant. Il frappa. Il attendit, guettant un son. Il n’y eut aucune réponse. Son regard en oblique réussit à traverser une fenêtre et voir un pan de l’intérieur de la maison. Une salle, une table placée dans les rais de lumière, à contre-jour une silhouette, assise sur une chaise. Son genou replié pour servir d’appui à ses bras croisés ne suggérait rien d’enthousiasmant. Armand Faulkner entrevit là un visage tendu par le vide, quelqu’un d’autre l’aurait peut-être jugé violemment contemplatif. Il n’ignora pas que son regard reconnaissait cette petite attitude qui cherchait l’impossible et en éprouva une certaine gêne. Son envie de s’approcher, d’aller d’une fenêtre à l’autre et de discrètement considérer l’intérieur, s’effaça alors. En outre, il était resté trop longtemps immobile et il était devenu évident que la chose à faire était de frapper de nouveau et d’entrer dans la maison sans attendre, et sans plus rien imaginer.

Directement face à lui, il vit un comptoir, baigné dans l’éclat d’une lumière tranquille. Au-dessus, suspendu au plafond blanc, les pales d’un ventilateur envoyaient dans l’atmosphère des petites poussées de fraîcheur. Il est vrai que la température était un peu au-dessus de celle dont Armand Faulkner avait rêvé, mais il s’en accommoderait. Il jeta autour de lui un œil qui ne s’arrêta sur rien, par délicatesse, ou par intimidation. Tout était silencieux, et il ne voulut pas déranger la silhouette restée dans le contre-jour. Mais il sentit nettement, au moment où il referma la porte derrière lui, la tête se pencher, puis se détacher des bras croisés qui la soutenaient, et un regard se poser sur lui dans un silence resté total. Il se concentra sur la fleur blanche, unique dans un vase en verre dépoli placé au centre du comptoir. Il avança sur des lattes de bois usées, par endroits fissurées, qui craquaient sous chacun de ses pas. Il s’arrêta devant le comptoir et posa sa valise, il se tint un moment là, un temps qui lui parut infini s’écoula, et il considéra que c’était un miracle lorsqu’une sonnette de comptoir en laiton et bois de rose accrocha son regard. Il suffisait d’appuyer dessus pour appeler la maîtresse des lieux. Ce qu’il fit, d’un geste décidé. C’est alors qu’un garçon jaillit comme une flèche – d’où ? Il n’aurait su le dire –, se propulsa et se planta derrière le comptoir sans prêter aucune attention à la manière dont Armand Faulkner le dévisagea. Ses yeux clignèrent et une voix ardente de basse débita des mots avec la précision d’un rituel :

— Vous désirez une chambre ou bien vous avez déjà réservé ? Si vous avez réservé, c’est à quel nom ?

Armand Faulkner l’observa un instant. Le garçon se tenait si droit et si raide qu’il donnait l’air d’avoir été sculpté dans du bois. Son visage extrêmement pâle, sa lèvre supérieure ourlée d’un duvet blond, et ses cheveux rebelles coupés au ciseau lui donnaient une drôle d’expression. Armand Faulkner n’élabora pas une opinion immédiate, mais il comprit que le gamin avait un souci. La malchance encombrait son visage. Faulkner remua la bouche, s’approcha un peu plus près du comptoir et aperçut contre les tempes du garçon le battement nerveux de ses veines. Il lui adressa un sourire et la réponse ne se fit pas attendre. Le gamin reproduisit le même énoncé, avec la même voix ardente et sans inflexion, et pendant tout ce temps il n’avait pas changé de position et son regard aussi bleu que la façade de la maison n’avait pas dévié.

Faulkner n’attendit plus et se présenta en donnant son nom.

— Ça alors, s’éleva une voix derrière lui. Faulkner, vous vous appelez vraiment Faulkner ? Comme l’écrivain ?

Il se retourna. C’était la silhouette, à présent accoudée à la table, un changement de position qui la lui fit brusquement voir dans un cône de lumière chaude. Le bracelet en métal de sa montre envoyait des étincelles de lumière sur le mur blanc. Et bien que les manches du blouson de skaï noir qu’elle portait ouvert sur un tee-shirt échancré fussent relevées jusqu’aux coudes, il se demanda comment elle pouvait supporter un tel accoutrement par une si forte chaleur.

— En effet, répondit-il, le ton sobre et quelque peu solennel.

Il fit un premier pas vers elle, puis traversa la salle et lui tendit une main qu’elle attrapa mollement. L’espace d’un bref instant il la vit dans cette position repliée qu’elle avait du mal à quitter, sur cette chaise qui semblait faire corps avec elle comme si elle avait eu les chevilles ligotées à ses pieds. Elle lâcha la main et écarta une mèche de cheveux de ses yeux. Son buste partit un peu en avant, elle rabattit jusqu’au poignet une manche de son blouson et en relevant la tête reporta ses yeux sur lui.

— Ça ne doit pas être facile à porter, un nom pareil.

— Je ne saurais trop dire.

Il s’arrêta une seconde, le temps d’arranger un peu sa tenue.

— Ça aurait certainement été difficile si j’avais moi-même été écrivain. Mais je ne le suis pas, fit-il, en déplorant qu’elle ignorât qu’il tirait une certaine réputation du fait d’avoir été, toute sa vie durant, un acteur de cinéma. De second plan, certes, mais néanmoins un acteur avéré, qui jusque-là avait entretenu son talent, accepté et pris à bras-le-corps les changements qui opéraient dans une carrière aussi longue que la sienne, et rejeté d’un revers de main le temps qui passait, et le dépossédait, aussi brutalement qu’inéluctablement, de sa capacité à combattre les plus appliqués détracteurs le jugeant fini, sans plus de jus pour faire rêver, et véritablement dépassé. D’autres que lui avaient décidé que sa carrière était terminée, il en était là. Et il se trouvait face à une jeune femme qui le lui rappelait inexorablement.

Mal à l’aise, Armand Faulkner sua tout ce que cet instant lui prêtait d’étrange et de solitaire.

— Tout le monde doit essayer de vous extorquer des confidences sur la vie avec un tel nom, et ça ne doit vraiment pas être marrant, balbutia-t-elle, tandis que son regard flottait, examinait le pantalon en lin et la chemise blanche d’Armand Faulkner, sans réellement les prendre pour cible.

— J’ai plutôt le sentiment que non.

Il n’en dit pas plus. Il la regarda sortir une cigarette de la poche de son blouson, une cigarette égarée, écartée de son paquet. Elle se leva, et Armand Faulkner détailla ses jambes, qu’il trouva fines et belles sous son jean arrêté aux genoux. Elle fit un pas, puis un autre, elle tituba un peu. Ce n’était pas ses talons compensés, elle était bien en place sur les centimètres de corde. C’était la fatigue, peut-être, due à la chaleur. Ou la lassitude. Peut-être la solitude, un vide accablant qui faisait perdre l’équilibre.

— Il y a deux règles ici, dit-elle en s’avançant vers la porte et en poussant un soupir. Respecter l’heure des repas, et ne pas fumer à l’intérieur. Mieux vaut le savoir.

— C’est bien ça, mademoiselle, confirma une voix à la profondeur charmante échappée des hauteurs de la pièce.

Le regard d’Armand Faulkner se porta tour à tour de la jeune femme qui se dirigeait lentement et minutieusement vers la porte, aux contours de celle qu’il découvrait en haut de l’escalier.

Un courant d’air chaud s’invita dans la maison lorsque la jeune femme ouvrit la porte.

— Oh… Moi c’est Lucie, adressa-t-elle à Armand Faulkner tout en allumant indolemment sa cigarette.

Il acquiesça de la tête, et ne sachant quoi faire d’autre, il lui sourit. Elle promena son regard marron autour de lui, tira une bouffée de cigarette, la fumée qui sortit lentement d’entre ses lèvres fines noya son visage. Quelques fractions de secondes d’un air absent, une expression qui convainquit Armand Faulkner que ce qui clochait en elle, c’était qu’elle était triste.

En se refermant, la porte refoula le regard insistant du gamin qui derrière le comptoir avait gardé sa faction. Quelque chose de lourd et de moite avait encerclé Lucie ; une sorte de muraille de curiosité, en tout cas tout lui en donnait l’apparence. Armand Faulkner avait vaguement entendu marmonner la jeune femme qui paraissait si belle dans la clarté du jour. Rapidement il avait vu le carré brun de ses cheveux s’agiter, et le reste s’était perdu derrière la porte. Il pensa que cela s’expliquait par le fait qu’elle avait eu à quitter la maison pour fumer, et cette sorte de désarroi, rattaché à sa pose affligée et à sa façon particulière de se déplacer comme si elle avait été sous l’effet d’une drogue, la lui rendit touchante.

— Soyez le bienvenu, monsieur Faulkner, dit la femme qui avait fait son apparition au bas de l’escalier.

Il tourna la tête et pivota.

Elle avait des cheveux clairs qui tiraient sur le roux et de grands yeux bleu marine qui lui conféraient une beauté atypique. Autour de son cou, un collier de perles de bois attirait l’œil. Si elle était capable de négliger totalement son apparence en privé, Tessa savait se mettre à niveau et se montrer élégante, gracieuse et accueillante pour ses pensionnaires. Par la force des choses, elle avait appris.

Et tandis qu’Armand Faulkner avançait quelques mots aimables, exprimant sa satisfaction d’être arrivé et le plaisir authentique qu’il aurait à séjourner parmi eux, Tessa le regarda sans bouger. Elle eut le temps de détailler la soixantaine soignée de son hôte, un peu désuète avec ses cheveux lustrés en arrière qui lui donnaient un air de Rudolph Valentino. Puis les mains sur les hanches, elle se tourna vers le gamin qui les regardait depuis son comptoir. Il les fixait avec des yeux brûlants, des yeux terriblement brûlants dans un corps sans mouvement. Faulkner, qui venait juste de jeter un coup d’œil par-dessus son épaule, ne put soutenir ce regard et s’empressa de détourner la tête. Il se sentit quelque peu mal à l’aise et, voulant se donner contenance, toussota dans son poing fermé. Tessa eut un sourire maladroit.

 

Bien qu’elle ne parût pas avoir atteint quarante ans, et le gamin – malgré sa petite taille, ses membres maigres, son visage pâle et sans traits – n’être pas loin de la vingtaine, elle expliqua que Gabryel était son fils. Faulkner laissa transparaître sa surprise. Elle ne la releva pas, elle avait l’habitude, la plupart des gens qu’elle accueillait ici montraient ce même étonnement, et souvent même restaient un instant sous l’effet de l’embarras, ramenant d’un coup sec la discussion sur eux-mêmes. Le garçon ne ressemblait pas du tout à sa mère. Armand Faulkner fut sur le point de le dire, mais Tessa reprit la parole, ce qui le tira d’une situation particulièrement désagréable sans avoir à perdre la face.

— Vous… êtes seul ? lui demanda-t-elle.

— Et bien, oui, ma foi, seul, s’amusa-t-il.

— Oh ! s’écria-t-elle. Elle secoua la tête. Pardonnez-moi, ma question n’avait rien d’indiscret. C’est que, nous attendons les Wright. Ils auraient dû arriver par le même autocar que vous.

Le regard d’Armand Faulkner fut brusquement attiré par le gosse qui se tripotait le lobe de l’oreille en fixant intensément un point précis du comptoir. Il vit sa main s’approcher doucement de son nez, son regard se faire plus pénétrant qu’il ne l’était déjà et ses doigts se crisper. La main s’avança avec une précision millimétrée et plana au-dessus d’une mouche qui se frottait les ailes. Et d’un coup, le gamin ferma le poing et assena un violent coup sur le comptoir. Son visage se fendit d’un large sourire. Pas un instant jusqu’alors Armand Faulkner n’avait vu sur cette figure quelque chose qui ressemblât de si près à une émotion. Il pressa le bout de son index sur la malheureuse mouche à laquelle il n’avait laissé aucune chance ; une gelée grise s’étala sur le comptoir. Il dressa son index, regarda fixement l’insecte et avec précaution l’introduisit dans la poche de son pantalon. Frappé de stupeur, Armand Faulkner se demanda alors si la poche de pantalon du gamin pouvait être un énorme cimetière à mouches.

— Gab ! lança Tessa qui s’était brusquement retournée.

Le gamin releva la tête et son visage reprit sa curieuse immobilité.

— Occupe-toi donc du bagage de Monsieur Faulkner. Et conduis-le jusqu’à sa chambre, assena-t-elle, sentant naître en elle un mélange d’exaspération et de gêne.

Elle marqua une pause, créant une vaste zone de silence autour d’elle. Lorsqu’elle consentit à se retourner, son regard rencontra celui de son hôte ; elle baissa les yeux. Gab – puisque c’était ainsi qu’elle l’appelait –, contourna le comptoir, attrapa la valise et disparut dans une confusion qui pendant quelques secondes cloua Armand Faulkner sur place. Tessa tendit une main, et alors même qu’une expression nouvelle barrait son front, elle dit à Armand Faulkner combien elle était ravie de le compter parmi eux.

On entendit le bruit d’une porte qui s’ouvrit et se referma dans un grondement. Puis la voix de Tessa, très basse, inaudible, comme si elle se parlait à elle-même. Son regard s’était arrêté sur les marches de l’escalier. Armand Faulkner n’osa alors dire qu’il avait été le seul, tout à l’heure, à descendre de l’autocar.

 

 


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