De si petites ailes

Sylvie Gier

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« Elle sentit sa colère l'envahir contre cette résistance inutile, cette volonté qui allait à l'encontre de la sienne. Elle n'en pouvait plus de sa faiblesse, de cette lutte incessante contre des forces qui la dépassaient et se riaient bien d'elle. Les yeux fermés, elle le plaqua contre le mur… »

Aimer, effleurer sa solitude, apprivoiser le temps, chercher le beau, apprendre à exister avec l’autre, et sans lui aussi, donner du sens, traîner son corps et tout ce qu’on est sur les chemins du monde… Dans ce recueil de nouvelles et de fragments, au fil des pages, nous regardons les personnages courir et ouvrir leurs ailes. De si petites ailes, dont l’envergure suffit toujours, malgré tout, à coudre une vie.

 

Après avoir travaillé dans le monde de l’édition, Sylvie Gier est devenue bibliothécaire. Engagée et passionnée, elle anime aujourd’hui des ateliers d’écriture et a publié des nouvelles et des poèmes en recueils collectifs. Son style ciselé et son œil remarquable, fasciné par l'écorce du quotidien, font de ce recueil un témoignage vif et bouleversant de nos vies d’aujourd’hui.

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Début du livre...

50 SECONDES


Tous les matins, je regarde mes doigts de pied en soufflant et en inspirant par le ventre, comme Juliette m’a montré quand elle allait au club de sport. Je n’aime pas me regarder en face dans le miroir, surtout le soir quand le dos se relâche et n’en peut plus de maintenir tout le monde à la verticale. Je tire d’un coup sec le rideau de la douche et je me cache derrière les bulles de mon savon. Le spa du pauvre. Mais j’aime bien regarder mes pieds. Ils sont longs et fins. Élégants comme ceux des grues cendrées que j’ai vues au spectacle du parc ornithologique. Leur pas semblait si léger sur le béton de l’aire de spectacle, que je ne savais pas si je préférais les regarder voler ou marcher. Je dis tous les matins, mais des fois, c’est pas vrai. Quand j’emmène la gosse à l’école le matin alors là, j’ai pas le temps. J’attends le week-end.
Dans l’appartement minuscule, j’ai pas la place entre le lit, le bureau, l’armoire Ikea et l’étendoir à linge. Alors, j’installe mes coudes sur le tapis de la salle de bains et je soulève ma grande carcasse pour un gainage de cinquante secondes. Tu tiens en l’air le plus longtemps possible, comme si tu planais, elle m’a dit. L’essentiel, c’est que ça brûle, que ça fasse mal. Si ça te fait pas mal, c’est que ça sert à rien.

Moi, j’ai pas besoin de ça pour que ça brûle et que ça fasse mal. Des fois, j’ai envie que mes coudes s’enfoncent dans le carrelage de la salle de bains, que mes doigts de pied pètent les petits carreaux jaunasses, que je tombe dans l’appartement d’en dessous, puis dans celui d’en dessous encore, comme ça jusqu’en bas. Jusqu’à la cave. Jusqu’aux égouts. Jusqu’à la nappe phréatique. Jusqu’au magma. Qu’il emporte toute cette merde qui me bouche les yeux. Qui me reste dans la gorge. Qui s’insinue sous mes clavicules, dans l’interstice de mes lombaires, dans mes replis abdominaux.

Les dix premières secondes, c’est facile. Tu comptes les franges du tapis, tu penses à la liste des courses à Lidl, aux déclarations à télétransmettre, au courrier à poster, aux poubelles à descendre. Tu te dis que vraiment, c’est l’arnaque ces clubs de gym. Que tu pourrais en remontrer à cette bande de mijaurées en collant noir qui transpirent leur abonnement mensuel devant le miroir du fitness center.
Les dix suivantes passent un peu moins vite. Tu les revois une par une ces mijaurées. Tu te concentres sur la musique aux pulsations rythmées qui s’échappe du radio-CD, en te disant fugacement que peut-être c’est un peu fort pour le voisin d’à côté. Fin de la musique. Un animateur fait des blagues. Une page de publicité. Un jeu-concours. Ton corps tout entier s’accroche au pavillon de ton oreille. Tu planes en équilibre sur l’onde hertzienne. Tu voudrais bien le gagner ce voyage pour deux personnes au Maroc. En plus, il paraît qu’ils cassent les prix sur la chirurgie esthétique. Tu l’as lu dans Marie-Claire quand tu attendais chez le coiffeur low cost pour ton shampoing-coupe-brushing que tu t’es finalement résolue à t’offrir, car il y avait urgence.

Les dix secondes d’après, ton oreille se ferme à son tour au monde extérieur, rattrapée par la tension de tes muscles qui serrent à fond, verrouillent tout pour combler le déséquilibre. Pour oublier les regards. Le regard désolé de ta conseillère, à la banque. Le coup d’œil entendu de l’agent du service scolaire quand tu lui as donné ton nouveau quotient familial et que ta facture de cantine a été divisée par six. Pour oublier que les Restos du cœur, eh bien, c’est avec ça que tu vas manger cette année. Pour oublier que quand même, on aura beau dire, c’est de ta faute, t’avais qu’à réfléchir avant de le faire, cet enfant.

Après, vient la brûlure. Tu ne réfléchis plus. Tu résistes mais quelque chose d’autre résiste encore plus fort et fait sauter la statique de la position. Tu descends de plus en plus bas. Tu enregistres. Les poils, les cheveux, les bouts d’ongles oubliés. Toutes ces saloperies qui sortent du corps, qui se déposent partout. Qui se rapprochent de ta tête, de tes coudes. L’odeur humide du tapis.

Et puis, tu t’effondres...


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