Philosophie du peu, Le Courage d'être heureux

Arnaud Villani

« Je voudrais démontrer que cet axiome n'est qu'une formule de propagande, entretenue depuis vingt-six siècles, et que c'est bien la raison comme Logos qui a endossé, depuis un funeste partage de la pensée grecque, le principe de guerre, qu’elle protège et répand tant qu'on n'en comprend pas le secret. »

 

Après une brillante carrière universitaire, agrégé de philosophie et de lettres classiques, docteur d’État, professeur de chaire supérieure à Nice jusqu’en 2010, Arnaud Villani se consacre désormais à l’écriture et organise régulièrement des colloques. Il a publié de très nombreux ouvrages philosophiques et poétiques, ainsi que des articles dans des revues et des collectifs de grande renommée.

Dans Philosophie du peu, Le Courage d’être heureux, Arnaud Villani dévoile les erreurs fondatrices sur lesquelles s’est élaborée notre conception du monde. C’est par la voie du peu que nous pouvons prétendre penser et vivre le bonheur auquel nous aspirons tous ; elle nous ouvre à des perspectives nouvelles et bouleversantes, tant métaphysiques que politiques. Cet ouvrage nous invite à suivre un philosophe et un poète sur un chemin original et singulier qui nous fait voir les choses – enfin – autrement.

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Quelques critiques...

 

"Un petit chef d'œuvre de style et de pensée ; une claque qui nous réveille de notre léthargie du conformisme. Merci!" (M. M.)

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Quelques extraits du livre...

Pourquoi j’ai écrit ce livre

 

 

Mon fils, dans sa feinte naïveté, me demande pourquoi je ne me lance pas dans un Essai sur le bonheur, vu le nombre de ceux qui, bien qu’ils ne manquent de rien ni de personne, semblent trouver un malin plaisir à macérer dans le désespoir et à l’entretenir. Mon fils a le chic pour poser des questions qui me laissent pantois, comme un soudain défi pour me mettre la tête à l’envers. Et c’est bien vrai, pourquoi respecter, pourquoi ressasser le malheur, comme on devait manifester, à la sortie de la messe, les formes extérieures de la contrition ? C’est sûr que cela fait chic d’évoquer une misère sans bornes, cela donne du moins l’illusion d’avoir suffisamment d’importance pour que le « ciel » s’occupe de nous ! Je vais traiter du bonheur en demandant qu’on veuille bien changer de logique, passer de l’orgueil à la modestie, de la déploration du manque à la célébration du don, bref du mirage du mieux à la certitude d’un simple bien.

[…]

 

L’ expérience de la nudité

 

 

Voici trois livres que, de 2002 à 2009, je consacre à acclimater en philosophie une « logique du peu » : Précis de Philosophie nue, Petites Méditations métaphysiques sur la vie et la mort, Court Traité du Rien. Il n’était pas question de s’abriter sous les commentaires ni de feindre l’audace derrière la rassurante carrure des philosophes consacrés. L’ arc électrique formé, en quelques mois, par la mort de mon père et la naissance de mon dernier fils, m’avait commandé de ne plus passer mon tour, et de saisir toute chance de prendre la parole en mon nom. Or, ce n’est pas rien d’abandonner la structure ancestrale du refus de parler en nom propre. Et bien sûr, cesser de philosopher par personne interposée ne suffit pas encore à se dire philosophe ni à « inventer des concepts » comme le préconise Deleuze. Il n’est pas de philosophes ni de mathématiciens naïfs, comme cela peut se trouver en peinture. Le danger est qu’à force d’apprendre à penser par d’autres, on finisse par oublier de prendre en solitaire, au moins une fois dans sa vie, son vol vers un ciel de pensée qui ne vienne que de votre propre fonds. Sinon, on serait dans la situation de ce que je nommerais « le joueur de tennis théorique », qui a appris dans les livres et n’a jamais senti dans son avant-bras la vibration d’une balle, n’a jamais respiré l’odeur spéciale de la terre battue, ni humé le parfum des jeunes filles en fleur. C’est souvent la vie qui décide d’une telle conversion vers l’expérience réelle et donne la volonté de tout faire pour éviter qu’un jour on se retrouve seul, hésitant encore devant la voie du philosopher par soi-même, c’est-à-dire avec les autres.

Je voyais Gilles Deleuze réussir à fonder une philosophie cohérente et « systématique » en combinant des fragments, des bribes, des captages, des mouvements de fuite. Dans la tentative de fonder une philosophie, les intuitions n’impliquent pas d’ordre. Leur surgissement est imprévisible. L’ ordre n’y est qu’une présupposition de fond qui permet de faire entendre un discours, si neuf soit-il. Mais elles le font surgir d’un désordre instantané. Le philosophe s’appuie sur le risque d’idées que, tant que le philosophe-artiste n’a pas commencé de les partager, l’on ne trouvera nulle part. Ainsi, même une idée fragmentaire, à condition d’être neuve, peut prêter à bâtir. Or, ne disposais-je pas de cette ressource, dès lors que j’acceptais de parler en mon nom, dès lors que je pouvais recenser dans mon fourre-tout, et même mon tout-venant personnel, quelques idées miennes ? Pas forcément des idées neuves. Plutôt des possibilités oubliées, délaissées. Ainsi, le double statut de la philosophie, le deux-en-un symbolique, l’intelligence de ruse, la virtualité comme continuité, l’infini sensible, le risque de la dénomination. Encore fallait-il les deviner, les ranimer. D’autres idées étaient plus personnelles. La nouvelle alliance des quatre facultés, la rhétorique de la philosophie, l’appréhension, la guerre dans la pensée, le lien poético-philosophique, la sursensibilité, le sentiment d’existence comme exposant, l’holisme divergent.

Je me suis vite aperçu que le début de mon chemin prenait à contrepied une tendance de la Philosophie classique, cette étrange pensée qui ne voit pas que se voir comme seule possibilité de penser lui ôte le qualificatif de philosophique. Je découvrais la compulsion de la Philosophie à n’élever ni ne permettre que s’élève aucun doute sur la validité de l’accumulation cachée sous l’augmentation des savoirs, l’apprentissage formateur, le Progrès de l’Esprit humain, la perfectibilité de l’espèce humaine, l’idée d’un Mieux, la recherche du Meilleur. Rien pourtant ici, avec l’instauration du peu, ne plaide pour une « philosophie de la misère », ni pour son inverse, une « misère de la philosophie ». En revanche, dans le cumul, on pourrait voir une peur du manque, inscrite dans le nom de philo-sophie. La conscience du manque se serait inversée en réplétion. Le suspens sur le vide aurait déclenché une peur, confondue avec la philosophie. Dérangeante découverte que cet appariement de la philosophie et de l’accumulation à tout prix comme peur de manquer, affirmation qui contredit la conviction de tout professeur de philosophie qu’il sert une science de l’aventure et part à la conquête de l’inconnu.

Pour avoir cependant travaillé en anthropologie et dans cette anthropologie de la langue qu’est la philologie, je maintiens à la racine de la Philosophie ce « principe caché depuis la fondation du monde ». Il me faut caractériser plus avant l’accumulation et son contraire, le peu comme décumul. Avouons ici la circonstance sensible de son déploiement.

Je suis né à la fin de la dernière guerre. Mes parents n’étaient pas riches. Tout ayant fait défaut, le principe était de ne rien perdre : on économisait à tout va. Je me rappelle ces feuilles froissées de journal, flottant sur la baignoire et destinées, après séchage, à alimenter le poêle. Je me rappelle ma grand-mère rapiéçant pulls, sous-vêtements, chaussettes usées jusqu’à la corde, sur une bille de bois. Je me rappelle mon père tentant de ranimer un poste à galène. Et passait encore dans notre rue le marchand d’oublies, tout droit sorti du xviiie de Rousseau. Je goûtais d’un sucre sur un morceau de pain. Je participais à l’effort, et ne peux aujourd’hui voir sans souffrir jeter du pain, même sec. Mais là n’est pas l’essentiel. Il faut y joindre la perte, due à une série de mensonges, méconnaissances et compromissions, de la terre natale, l’Algérie, et la fin concomitante d’une culture franco-arabe qui commençait à porter de beaux fruits ; la tentative vaine de refaire racine dans un village archaïque du Berry où nous passions nos étés, l’échec de cette transplantation obscurcissant tout depuis lors d’un sentiment tragique de désert et d’abandon. Vraie douleur fut pour moi, dans cette région du Centre qui aime les retraites au fond de bois très sombres, l’abattage de marronniers centenaires sur le champ de foire. J’avais le sentiment, revivant Ronsard, d’être moi-même privé des dryades, démembré et jeté aux vents.

Je ne sais pas évaluer l’importance de la confidence qui va suivre, mais elle a constitué mon monde imaginaire. Je la sens cruciale. La mer était une passion. Non pas à sillonner mais à observer, tâter du pied, pénétrer, les sens en éveil. Je profitais de la découverte du sud de la Corse pour plier ma famille à un rituel auquel elle se prêtait : le mois sauvage, à dormir sous la tente à cinquante mètres du rivage, bercés par le ressac des longues nuits où le ciel constellé se devine à l’usure de la toile. Nous allions nus, mariés à la mer et au vent, dépendant du soleil et de ses largesses. Nous ne savions rien du nudisme, du naturisme. Simplement, nous étions nus. Entre habitués de la crique, le vêtement était vite ressenti comme incongru. Parfois, nous perdions toute trace de civilisation, tentes arrachées, piquets tordus, vêtements envolés, étagères de bois flotté effondrées, affaires dispersées. Un fleuve, pour quelques heures, coupait en deux la plage. J’ai même perdu le manuscrit d’un roman que le vent avait soufflé sur la mer. J’en voyais les feuilles, impossibles à récupérer toutes, s’enfoncer lentement dans une belle transparence verte. Il faut serrer de plus près cette expérience.

Je me levais rituellement vers les cinq heures. Sac et ressac m’avaient bercé. La crique dormait. La mer se la jouait fine. Parcelle sur parcelle, le corail s’était déposé à la limite des vaguelettes, par arabesques d’un collier rose qui dessinait fidèlement leurs allées et venues quasi silencieuses. L’ air était frais à la peau. Je n’avais pas besoin de réfléchir, j’écrivais ce que je voyais. Par le corps nu, je me mettais au niveau de la mer et ressentais la friabilité du sable, l’étonnante éphémérité de toutes choses. J’honorais mes hôtes. Je fluctuais selon leur respiration amarinée. Cet enivrement lorsque les yeux s’enfoncent dans un intérieur introuvable, à la recherche de la sensation vraie, pris aussitôt en défaut par la distance hautaine et les dérobades des « mots pour le dire », prenait sa source dans un corps indivis. C’était comme une boule de puissance inconnue. La barrière du pubis, tendu et replié sur lui-même à force de mille hontes, avait sauté. De la tête aux pieds, cela échangeait, cela communiquait sur un mode non verbal. Le centre du corps devenait culturel. Enfin délié, remis en place, le monde prenait sa densité d’éléments, sa communauté ancestrale.

On économisait. Les experts étaient conviés à une discussion à coups de choses vivantes, comme les savants de Laputa, traînant derrière eux leur baleine privée. La pudeur n’était plus repli sur le « sale petit secret ». Elle ne se situait pas là, tristement limitée à une petite région du corps, diabolisée par un legs de fanatiques et de puritains. Elle s’ouvrait sur le grand et le vrai, dessinée dans le respect des arbres centenaires et courtois, ou le silence durable devant la mer. Le plaisir d’être nu n’avait rien d’un voyeurisme. Car ce qui se dévoile dans ces façons vulgaires continue de porter un vêtement de nudité. Être nu voulait saisir au vol, en même temps qu’une confirmation que nous perdrons jusqu’à nos hardes en mourant, ce fort frisson de l’être lorsque le corps se retrouve complet. Là réside le secret de l’effeuillage et la pure noblesse de la peinture d’anatomies : se rapprocher de l’arbre, du vent, de la pluie que rien ne peut travestir. Je pensais à Diane, Aphrodite, Danaé, Phryné, Lady Godiva, Lady Chatterley, la « vérité sortant nue du puits », images métaphysiques d’une supériorité de la femme lorsqu’elle appréhende la nature comme son plein continu, la continuation de son corps propre, Niobé devenue une falaise que battent les flots. Et les hommes, bouche bée, en même temps qu’ils se fascinent, prennent peur au point d’en paraître idiots devant tant de simple vérité.

Ce dégagement, cet arrachement d’un lourd collier d’esclave renforce la sensibilité en libérant la pensée. La tête fonctionne en faisant fond sur le ventre et connectant ses milliards de neurones aux millions, récemment découverts, du plein centre du corps. L’ incarnat de la peau fleurit et donne jeunesse, force et sensibilité font cause commune. Nul moyen de tricher, il faut se faire de hâle une peau, de mer une pellicule. Il faut atteindre à la grâce et rendre visible en muscles l’intelligence. C’est vrai, dans les premières heures, la transgression inédite peut se comparer à une brève excitation, mais au-delà, ce qui demeure et qui résiste à la description, est un penché du corps comme tendance à se confondre avec les éléments devenus flux. Dans ce devenir maritime, sylvestre, aérien, alors on se sent sentir. Je ne puis le dire autrement. On se ressent sentir.

Le corps se mue en une immense main à destination de toucher le ciel et les étoiles. On comprend le « toucher » des yeux, de l’oreille et que le goût soit aussi un tact. De prolonger ainsi le toucher, les sens reprennent à la fois leur poste et leur destination. Cette faculté nouvelle, qui constitue en partie la sursensibilité, avec présence en écho et ouverture de l’abîme à chaque pas, cette montée en puissance de la sensibilité comme sensation que l’on sent sentir, est la belle vérité d’Aristote sur les sens. Sans en avoir l’air, tous demandent un médium, y compris le toucher qui paraît si simple et direct. Le médium (méson) des yeux, c’est la lumière ; de l’oreille et du nez, l’air ; du goût et du tact, la peau, ce cerveau sensuel étalé en surface. Il faut donc penser le ventre et sa sexualité versicolore comme méson du corps ! Et, à la réflexion, on le voit bien dans l’amour. Ce ne sont pas les sexes qui sont nus, c’est la nudité qui est sexuelle. Le « sexe », dans sa puissance moderne de page de couverture et sa force de vente, est manière de renaître à la sensualité perceptive. Tout vêtement confisquerait ce médium immédiat, cette matière de corps, première pierre de l’édifice d’un dialogue de génitoires à géniteurs. La nudité dit non aux immenses recoins de la vie fardée. On renoue avec le simple existentiel, ces moments où nous sommes seuls devant nous-mêmes, réduits à deux points accidentels et pourtant nécessaires, naissance et mort. On fuit la société, non pour s’en débarrasser, mais pour la refonder sur des bases sérieuses. On s’allège en refusant l’allégeance que porte en sous-main le manteau domestique, politique, informatique. On coupe en deux ce manteau et on l’offre. On fait de la nature l’aire d’activité des Saint-Martin.

Faites l’expérience : repérez un repli abrité où de préférence coule une rivière. L’ essentiel et de retrouver les flux. Quittez vos vêtements. Avancez nu au soleil chiche, au vent mauvais, sous le nuage menaçant. Contre dix centimètres de tissu, dissimulant une « fabrique d’enfants » dont il faudrait être fiers, gagnez l’immense toile de la rivière, du soleil, du vent poussiéreux, des arbres qui durent en silence, des couleurs qui bâtissent les volumes par contraste, du tissu fluctuant de connivences où se mêlent le bruit d’un animal au buisson, la lutte du nuage avec la lumière, vos pensées qui cherchent à se joindre, des souvenirs faisant la courte échelle, une peau symphonique à sentir les différences. C’est votre tailleur riche, qui vous habille sans gêner aux entournures. Vous devenez vous, c’est-à-dire tant de personnages !

La nudité bascule l’homme vers cette chose ancienne, le paradis d’une réverbération des sens. Le monde est là, proche à toucher, devenu dialogue. Dans la hâte de quitter le corps vers un ailleurs, on n’a pas assez réfléchi à l’ailleurs d’une sensibilité de la pensée. Comment la pensée touche-t-elle les choses ? Comment les choses atteignent-elles la pensée ? Comment cela passe-t-il de l’une à l’autre ? Un médium peut-il être immédiat ? Que tant de penseurs aient somnolé sur ces questions ne signifie pas qu’il soit indigne de se les poser. Pourquoi la pensée ne serait-elle pas une forme de sensibilité ? Pourrait-elle être cette forme a priori de la sensibilité que Kant voyait dans l’espace et le temps ? Lorsque le corps se dénude, ce qui change dans la pensée, c’est sa façon de s’approcher, sans bruit ni prétention, de problèmes, de se poster aux endroits stratégiques, vêtue de cosmos, gardienne d’univers, et de ne laisser rien passer. C’est le moment favorable que dilate le nu, donnant conscience au bout des doigts.

Les peaux circulant sur la plage sont des mouvements du sable et du maquis. Elles ouvrent sur d’autres règnes où l’arbre retrouve parole et la pierre regarde en face. Ce que Rilke veut dire avec l’Ouvert où va l’animal en pureté native, je le vois dans la mer, l’ombre stellaire, l’attente de ce qui fait peur, une épidémie signalant qu’un dieu survient. Lorsque nous prononçons ces mots : « concupiscence, stupre, foutre, fornication, lupanar, vulve, pelvis, vagin », toujours avec cette secrète provocation de l’écolier qui se grandit et protège de son agressivité verbale, c’est notre terrible peur de « jetés dans l’existence » qui désigne leur rôle de mots de peur. Le côté métaphysique de la nudité, c’est qu’exposant sans réserve le corps, elle en ouvre la dimension de présence proche, l’appréhension comme compréhension. Il faut savoir qu’une communauté se bâtit sur une dangerosité diffuse. Esprits des morts, forces de la nature ou puissances, l’arrière-plan est là, une énigme. Un univers ne cesse de revenir, le peuple des revenants, le cercle des Grands Personnages, leur communauté par qui-vive. L’ homme sauvage est nu parce qu’il manifeste son essence exposée. Il n’a rien perdu de son regard, de son écoute, de son geste rapide pour éviter d’être blessé et tué. Le moment favorable n’est pas seulement opportun, mais ce qui s’interpose de conscience entre le coup et sa parade, au plus près de la peau.

Alors, sur ce pôle magnétique et cette rose des vents de la peau nue, plus rien n’est à distance. On trouve un mi-chemin composite où se croisent chemin vers les choses et choses en chemin. Tout est actif, conscient, force contre force, volonté contre volonté. Dans son absence d’armes, la nudité garantit l’extra-être, sa façon de s’emmêler au monde. Elle défie les puissants et les bourreaux, ces cerveaux embrumés, ces tout petits sexes. Elle recule d’un cran sur l’estrade de l’Homme, celle de l’agora/forum de Corinthe, haute d’une hauteur d’homme, forçant au regard vers le haut. Et, de vrai, comme cela peut faire du bien de se sentir non-homme ! Elle nous reparle du minéral, du végétal. Elle nous fait descendre en direction des vivants premiers, qui doublent leur corps d’un territoire d’instincts. L’ homme nu se fabrique un corps de ce à quoi l’on peut s’attendre de plus fidèle, le monde autour de nous, qui n’entend pas dominer. Ainsi, l’homme s’imbrique au « il-corps » commun, et foule avec les autres la terre que rien n’habille, qu’un rien habille.

Hobbes semble avoir vu tout cela, mais il oublie le bon côté de la peur, la peur de pudeur et sa force multipliante. Pire, il en dénature la puissance en peur de la peur comme s’attendre à avoir peur de soi-même et de ses bas instincts. Pour positiver l’État (mais en quoi avons-nous eu besoin de plaider un jour pour l’État, « anti-nature » à l’état naissant, capable comme Hercule d’étouffer dès le berceau les serpents de la vie sans cesse renaissante ?), il invente une instance négative, l’homme habillé de nature, et dangereux pour ce qu’il cherche lui-même à imposer, en tant que philosophe investi d’une tâche et doté d’une réflexion politiques : la puissance accumulative, la possession. Pour exorciser cette peur qu’il invente au centre de l’homme – et qu’il met en place de la pudeur comme pressentiment intelligent que le pouvoir politique est, dès le début, la fin de l’aventure humaine – il va confirmer le rôle du Gardien indéfectible, la Loi commune à laquelle, comme État, reviennent un droit immanent (factuel) et un droit transcendant (éternel). Sous son aile, la philosophie peut s’imaginer audace.

Mais c’était une pitoyable pirouette, la première des génuflexions devant les « Grands de ce monde ». Hobbes invente par calcul rationnel la peur devant le monstre froid, la trouille devant une armée de squelettes, demandant toujours plus de misère, de cruauté, de morts ! Dans la peur de pudeur, nous appréhendions, sachant tenir notre rang, le monde-en-force. Nous mettions notre volonté involontaire en phase avec l’Involontaire Volonté qui tout anime. Nous tenions bon sous son coup de tabac, son paquet de mer. Dans la forte expérience existentielle de Montaigne et de Rousseau après leur accident, il m’étonne qu’on n’ait pas vu l’importance de la peur. Si, s’éveillant de leur coma, ils ressentent une assiette paisible, c’est parce qu’ils ont, juste avant de perdre conscience, craint terriblement pour leur vie. C’est la peur de mourir qui revient en soulagement, en soupir comme on reprend respiration pour revenir à la vie. Rousseau, à l’île Saint-Pierre, dénude son âme jusqu’à n’être (naître) que le bruit d’une r-ame (de nouveau une âme), cadencée (qu’à danser). La peur introduit un éréthisme érotisé pour faire voir, et profiter de la vie simple. Dans Journal de mer 1987 (revue Po&sie), j’avais suggéré cette sensualité d’écriture auquel invite le sentiment de sentir. Et, pour coïncider avec ce sentiment, il faut se dépouiller l’esprit comme, chez Plotin, des hommes montent vers un temple luisant, et la colline est jonchée de leurs vêtements inutiles !

Par grandes rasades, le vent de la forêt instille l’esprit du repos. Cela sent le miel, le genêt fleuri. Nul besoin de phrases, elles viennent succinctes. Le simple et le court ne sont ni le bas ni le vil. « Tout ce qui rampe reçoit sa part de coups », mais, en ondulant, le serpent déploie son élégance. Et l’herbe à ras de terre contient de l’élévation. Seuls le chien et l’âme humaine qui a tendance à se coller contre un maître peuvent ramper. Parce qu’elle la demande d’un secours extérieur, l’âme a pu perdre jusqu’au sentiment de sa grâce. Pourtant, quoi de plus noble que le regard du nouveau-né, le pas de l’enfant, la cheville d’une fille ? « Peu » n’a pas pour contraire « beaucoup », mais « trop ». Le multiple se ramène à quelques lois. Ainsi du passage de la poussière d’étoiles à la matière vivante, d’un individu à sa progéniture, du monde des actuels aux virtuels. Mais si tout multiple revient à du simple par effet de composition, à quoi bon supposer le trop ? Ainsi s’engage l’aventure d’une philosophie du peu. Il y a le même courage à se dénuder aux yeux de tous et à s’engager dans l’aventure d’une vie sachant se satisfaire de peu. Si le pouvoir invente le Bourreau, c’est l’impouvoir qui réinventera l’homme.


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