La Lune où les cerfs perdent leurs bois

Jean-Pascal Collegia

« Le bonheur, ce n'est pas être libre d'assouvir des caprices d'enfant, mais de connaître et de tenir le rôle qui nous convient le mieux. Et de ce rôle, contrairement à ce que beaucoup pensent, ce n'est pas nous qui en décidons. Il nous incombe seulement de le découvrir. »

 

Jason se débat entre l’héritage de ses ancêtres indiens et la culture américaine, qu’il rejette tous deux. Il est réveillé de cette torpeur identitaire par une lettre qu’il reçoit de son grand-père, grand chaman de la tribu des Lakotas, qui le réclame à son chevet avant de mourir. Commence alors un long trajet à travers les États-Unis, et Jason rencontrera sur son chemin ses souvenirs, ses doutes, ses réticences, ses colères, quelques anges de passage, et surtout Nicole.

Ce récit à la fois roman initiatique, road-trip et conte philosophique nous invite à suivre Jason, en quête de sa toison d’or. En route pour la découverte de soi et de l’autre, le dévoilement de la mémoire et du sens, la compréhension du monde dans l’intimité des choses…

 

Pour Jean-Pascal Collegia, la philosophie de Spinoza est le chemin qui l’a mené à La Lune où les cerfs perdent leurs bois. Outre Afghanistan-Kosovo, parcours de deux adolescents exilés(roman, 2013), il a publié Spinoza, la matrice (essai, 2012).

LAURÉAT DU PRIX DU ROMAN 2017 - Lions Club 103CC

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Quelques critiques...

« Un roman dont on ressort grandi. Coup de cœur ! » (A.)

 « Un magnifique conte philosophique qui nous invite à travers des personnages à la forte identité, à découvrir notre rôle dans l'existence, à vivre en harmonie avec la nature qui est le socle même de l'humanité et que beaucoup d'entre nous ont perdu de vue. A lire et à relire absolument ! » (P. L.)

« C'est un des meilleurs livres que j'ai lus. Les mots sont justes, les phrases belles et le sujet est passionnant. Et les réflexions sur l'homme et la Nature, une pure merveille ! Bravo, vraiment, et merci pour ce beau, très beau moment de lecture. » (S. A.)

« Une remise en question, un grand merci à l'auteur pour ce conte à l'écriture poétique. » (D.)

« Une chose est certaine : je le relirai. » (T. R.)

D'autres critiques : ICI

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 Début du livre...

 

Ascension et renaissance, ou le mot de l’éditeur

 

On entre dans La Lune où les cerfs perdent leurs bois par des pulsations, celles d’une voix lointaine, celles des respirations de l’Histoire, celles des Éléments qui poussent en avant, celles du moteur d’une vieille moto BMW rachetée à un faux hippie en déroute, celles des arrivées et des départs successifs, celles du cœur qui cherche. On se met au diapason avec un rythme venu d’un autre lieu, d’un autre temps, tout en restant dans notre ici et maintenant familier.

Tel un conte moderne, ce récit évoque la quête de Jason. En route vers lui-même, vers son passé, pour saisir ses racines identitaires et les porter loin devant lui pour s’en faire un cadeau du futur, celui d’une renaissance attendue dans l’obscurité de la conscience.

Au cœur des grands espaces et des murmures du silence, Jason cherche à faire tenir ensemble les disparités, à comprendre quel est son rôle, quel est l’objet même de sa quête. Apprendre la liberté, le don, la paix, et surtout l’amour, ce sera pour lui saisir de l’intérieur l’unité des choses et des êtres, ce sera pour lui voir émerger un sens.

L’engagement sincère de Jean-Pascal Collegia – en faveur de la Nature, de l’écologie (au-delà des étiquettes partisanes, bien au-delà), de la Culture propre à chaque peuple, face aux impérialismes, aux idéologies mercantiles – inscrit son récit dans une perspective critique qui nous fait du bien, en nous secouant un peu l’âme, assez pour qu’on quitte le récit avec des images en tête et des idées dans les yeux. La littérature, c’est aussi cela, surtout cela, une nourriture qui nous oblige à grandir (un peu, mais c’est déjà beaucoup).

Jean-Pascal Collegia a croisé sur son chemin Spinoza, et en a fait un fidèle compagnon de voyage. L’histoire de La Lune où les cerfs perdent leurs bois, c’est aussi celle de cette amitié, de cette approche philosophique du monde. Un hommage rendu à la grâce d’avoir rencontré une pensée qui aide à voir, à vivre et à aimer, et qui donne envie de crier la Vie du haut d’une montagne.

 

M. M.

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La Lune où les cerfs perdent leurs bois

 

 

Vision

 

Le jour pointe enfin. Les premiers rayons frappent le tipi. Malgré le froid mordant qui règne dehors, Une-flèche s’apprête à sortir. Quelques mois plus tôt, il se battait à Little Big Horn, aux côtés de Sitting Bull. À présent, c’est une certitude, ses blessures ne se refermeront plus. Beaucoup trop sont morts, trop d’amis, de femmes et de maris, de sœurs et de frères, de filles et de fils… L’âme du vieil homme est trop meurtrie pour soutenir la lutte du corps qui saigne. La vie s’en va. À présent chaque geste exige un effort démesuré, chaque respiration coûte une montagne à gravir, chaque pensée est un supplice. Une-flèche tire à lui son épaisse peau de bison. Lentement, il se dresse sur ses jambes, titube, fait deux pas dehors, devant l’entrée, ultime effort avant de s’effondrer. Il le sait, c’est fini, il n’ira pas plus loin. Le soleil caresse son visage. Il sourit. Voilà comment tout s’achève.

La veille, ils étaient tous là, sa femme, son fils, ses deux filles et tous les braves de son clan, réunis sous le tipi du vieux chef, à l’écouter livrer, le souffle court, et jusqu’aux étoiles du matin, le testament de toute une vie.

« J’ai eu une vision », avait commencé le vieil homme sur un ton grave.

« Je veux vous la raconter. Ce sera ma dernière tâche en ce monde. Vous pourrez en rire, vous pourrez en pleurer, mais retenez ceci, l’avenir n’est pas écrit d’avance, il faseye au gré du vent telle une étoffe. Ce vent, c’est vous tous, vos actes, vos pensées, le moindre sourire, la plus petite attention. Vous avez le pouvoir, chacun individuellement, et tous ensemble, de changer l’avenir que ceux qui vous ont précédés vous ont forgé. Pour vous tous, j’ai vu des jours sombres, des jours où vous croirez que l’avenir s’est figé, des jours de grande tristesse. Mais ne vous laissez pas abuser. Rien ne résiste au souffle de la Volonté. Et la Volonté est Mouvement. Rien ne sera jamais figé. »

 

Départ

Fortunes Rocks

 

« NE JAMAIS COMMENCER UNE PARTIE

SANS JOKER DANS SON JEU. »

Premier principe de vie selon Jason Ours-debout

 

Face à l’océan, dans le froid glacial de cette fin décembre, Jason Ours-debout s’était fixé une limite à la réflexion. C’était ainsi avec lui. Lorsque le sable dans sa main lui aurait glissé entre les doigts, il prendrait sa décision. Après, plus question d’y revenir.

De retour dans son modeste bungalow face à l’océan, il vida les poches de son jean, un briquet à essence, un paquet de chewing-gum, et la lettre de son grand-père, un simple feuillet fait d’un papier de mauvaise qualité, juste assez grand pour accueillir quatre lignes, comme quatre flèches lancées dans la nuit des souvenirs. La pierre du briquet crissa, une flamme jaune jaillit, qui chancela dans les courants d’air avant d’embraser le bord du feuillet. Le frêle feuillet termina sa course sur le plancher. Un minuscule point lumineux subsista le temps d’un soupir, puis, le noir complet. Soulagé, Jason s’affala sur sa couchette, rabattit la couverture sur lui, et s’endormit. Il partirait dès le lendemain.

Quatre heures du matin. S’habiller chaudement, avaler un café, attraper le sac de voyage. Le loquet en bois qui retenait la porte d’entrée résista puis céda. Mû par la seule force de la gravité, le battant s’ouvrit sur l’espace glacé de la nuit. L’obscurité était totale. Aucune étoile. Seulement la lune, masquée par d’épaisses couches de nuages, au travers desquelles filtrait un halo si pâle qu’on n’y voyait pas à un mètre. Jason avança prudemment sur la plateforme vétuste qui soutenait le bungalow. Adossé à la dune, le plateau avançait en surplomb au-dessus de la plage. Jason enjamba la rambarde au-dessus du vide et se laissa glisser jusqu’au sol le long d’un pilotis à moitié rongé par le sel. Dans le temps, la plateforme avait dû accueillir une cabane de pêcheurs, mais personne ne pêchait plus ici depuis longtemps.

Par moments, le grondement sourd de l’océan se faisait plus pressant. Une série de déferlantes claquaient si fort au large que leurs bruyants échos déchiraient le continuum sonore. Difficile de se faire une idée précise de ce qui se tramait au loin. L’écume phosphorescente, d’ordinaire disciplinée en lignes régulières, se formait çà et là sans logique apparente. L’océan décoiffé prenait des allures rebelles. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : une tempête approchait. Jason n’eut pas longtemps à attendre avant qu’il ne détecte la signature du front orageux en formation. Des rafales moites et tièdes alternaient avec des périodes plus longues de vent glacial. Il était grand temps de partir. Avec de la chance, la dépression passerait au nord, en évitant New York, mais Jason ne comptait pas dessus.

 

« LE JEU EST SANS MERCI. POUR S’EN SORTIR,

NE COMPTER QUE SUR SOI. »

Deuxième principe de vie selon J.O.D.

 

Sans plus tarder, il enfourcha sa moto, mit son casque, et tourna la clé de contact. Comme il s’y attendait, le vieux moteur flat-twin rechigna à démarrer. Question de principe. Jason attendit un peu et fit une nouvelle tentative. Le moteur s’ébranla pendant quelques secondes, avant de caler brusquement. La BMW hors d’âge ne voulait rien savoir. Il fallait faire avec. Et avec une forte marée. D’expérience, Jason savait que les flots atteindraient les pilotis du bungalow vers cinq heures du matin. Avec la tempête qui approchait, ce pouvait même être plus tôt. Il avait moins d’une heure devant lui, et cependant, il n’était pas inquiet. Il ne se sentait jamais pressé. Son grand-père disait de lui qu’il était né avec le sens du minutage dans la peau. À l’époque, Jason ne voulait pas entendre parler de ces sornettes d’Indiens. Pour lui, il suffisait d’être bon observateur pour se trouver au bon moment, au bon endroit, et partir à temps.

Jason connaissait sa monture. La vieille BMW avait sale caractère, mais elle allait démarrer. Il s’accorda cinq minutes avant de réessayer, le temps de fumer une cigarette.

Derrière lui, le sable glissait à travers les oyats en un sifflement à peine perceptible, telle une caresse sonore. Jason s’approcha pour mieux entendre. Les murmures du silence, pensa-t-il. Bientôt six ans qu’il vivait là et c’était la première fois que ces mots lui revenaient en mémoire. L’expression lui venait de son grand-père, Œil-qui-voit-dans-la-nuit. C’était curieux, tout de même. Ces derniers jours, le vieil homme n’avait cessé d’occuper une part croissante dans son esprit. Jusqu’à cette lettre, reçue la veille, où il se rappelait au souvenir de son petit-fils.

Les vastes plaines du Dakota du Sud, d’où Jason venait, et où il s’apprêtait à retourner, n’avaient rien de commun avec les dunes de Fortunes Rocks, excepté ces murmures. Murmures du silence. Ces trois mots évoquaient pour le grand-père de Jason un chant lancinant, celui du frémissement hivernal des hautes plaines du Middle West. Pour un homme ordinaire, ce frémissement ne revêtait aucun caractère exceptionnel, ce n’était rien que de banals cristaux de neige en suspension, poussés par les vents dominants le long d’étendues gelées à perte de vue. Mais pour qui savait écouter, prétendait le vieil homme, ces murmures se muaient en une complainte, celle de la Terre Mère pleurant ses enfants perdus. Jason n’en était pas là. Il n’entendait pas la Terre pleurer. Il n’était qu’à moitié Indien, et convaincu que son grand-père se trompait sur son compte en lui attribuant des pouvoirs mystérieux hérités de ses ancêtres.

Allongé sur le sable au milieu des oyats, dans le froid de ce matin de décembre, avec une marée qui montait au galop et une tempête en formation, les murmures du silence se firent murmures du passé.


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