Séraphîta

Honoré de Balzac

Précédée de l'étude : La philosophie de Balzac

« Depuis quelques jours, lorsque Wilfrid entrait chez Séraphîta, son corps y tombait dans un gouffre. Par un seul regard, cette singulière créature l’entraînait en esprit dans la sphère où la Méditation entraîne le savant, où la Prière transporte l’âme religieuse, où la Vision emmène un artiste, où le Sommeil emporte quelques hommes ; car à chacun sa voix pour aller aux abîmes supérieurs, à chacun son guide pour s’y diriger, à tous la souffrance au retour. Là seulement se déchirent les voiles et se montre à nu la Révélation, ardente et terrible confidence d’un monde inconnu, duquel l’esprit ne rapporte ici-bas que des lambeaux. »

 

Dans l’histoire de la littérature française, La Comédie humaine est sans doute la démonstration en acte la plus monumentale et la plus aboutie d’un système de pensée. Conçue comme le couronnement des « Études philosophiques », Séraphîta constitue le point culminant de l’œuvre de Balzac. C’est dans ce récit que se dévoile la vision balzacienne de l’homme et du monde, et que se trouve assurée la cohérence (quasi parfaite) de l’œuvre tout entière. Symbole mythique de l’androgyne, le personnage de Séraphîta représente la diversité dans l’Unité, incarne l’idée de l’Absolu et du rapport entre le corps et l’esprit, le matériel et le spirituel, le fini et l’infini, l’homme et Dieu. D’inspiration mystique, s’appuyant sur les travaux et la pensée de Swedenborg, Séraphîta vise une explication totale du monde et de l’homme, où l’Amour constitue le point central.

 

Cette édition a pour but de faire (re)découvrir cette œuvre fondamentale et de présenter Balzac sous un jour nouveau, en proposant, de manière assez synthétique, une analyse de la pensée et du système balzaciens.

 

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Quelques extraits de notre édition... 

La Philosophie de Balzac,

ou le mot de l’éditeur

 

 

Il y a quelques années, j’ai découvert Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac grâce à mon professeur de philosophie (à qui je dois beaucoup, et bien plus que cela). Un petit débat improvisé autour d’une table et d’un café, quelques morceaux de lecture, des sourires entendus entre étudiants et j’ai rencontré véritablement Balzac pour la première fois. On ne mesure pas suffisamment le bouleversement que peuvent opérer ces petits moments tout simples de partage et de littérature, ces petits moments tout vrais du cœur et de l’esprit. À partir de ce jour-là, c’était décidé, j’allais lire et relire Balzac d’un autre œil. Je ne fus pas déçue. Cette découverte de l’entrelacs des chemins de la pensée balzacienne fut une source de joie, d’étonnement et d’émerveillement. Dans mes lectures entrecroisées des œuvres de La Comédie humaine, j’ai été fascinée par le foisonnement et la complexité dont fait preuve le romancier. Pour autant, cela me semblait d’une cohérence absolue. Cet univers qui dessine tous les contrastes inhérents à la vie sociale et à l’humaine condition me semblait relever d’une unité profonde (que Balzac n’a de cesse d’évoquer, si l’on y regarde bien), dont il me restait à définir les contours. C’est par la bouche des personnages, par les considérations du narrateur et les propos de l’auteur que j’ai patiemment récolté les signes de cette cohésion. J’ai pu constater que le cœur du système balzacien, cet ensemble structuré qui constitue un tout organique, était Séraphîta, que la présente édition invite à découvrir ou redécouvrir sous un nouvel aspect, d’un œil neuf. C’est donc à partir de cet acmé que j’ai tenté, tout comme le romancier s’est adonné à ses « Études », d’élaborer une étude de la philosophie de Balzac (qui est au fond la manière dont j’ai vécu ma rencontre avec sa pensée), dont je donnerai ici les principales pistes. Au lecteur, ensuite, de déambuler sur les sentiers balzaciens à sa guise, en prenant les œuvres par la main et en se laissant guider sur des chemins méconnus, qui lui donneront à voir Balzac, le monde et lui-même (peut-être, mais sûrement) autrement.

 

 

 

La Comédie humaine,

un système littéraire et philosophique

 

 

« Dès mon enfance, je m’étais frappé le front en me disant comme André Chénier : « Il y a quelque chose là ! ». Je croyais sentir en moi une pensée à exprimer, un système à établir, une science à expliquer. »

Raphaël de Valentin dans La Peau de chagrin

 

 

 

L’ intention de Balzac, tout aussi monumentale que l’est son influence dans l’histoire de la littérature et de la pensée, était de proposer une œuvre gigantesque composée de trois volets :

1. Les « Études de mœurs » devaient présenter les faits sociaux ou, plus précisément, les effets – car les faits obéissent à des causes, qu’il s’agissait de mettre au jour dans le deuxième volet (dans les « Études de mœurs » prennent place les romans les plus fréquemment lus, comme Le Père Goriot ou Eugénie Grandet) ;

2. Les « Études philosophiques » devaient présenter les causes – celles que l’on peut dégager à partir des faits ou effets (on connaît principalement La Peau de chagrin ; ajoutons Le Chef-d’œuvre inconnu, magnifique réflexion sur l’essence de l’art, étincelle qui a déclenché mes recherches) ;

3. Les « Études analytiques » devaient présenter les principes – les fondements premiers qui font naître et connaître causes et effets (comme la Physiologie du mariage).

 

L’ ensemble de ces trois « Études », La Comédie humaine, avait pour visée d’édifier un système semblable à celui du monde réel dans son ensemble. Cette composition en trois volets devait permettre de rendre compte des rapports entre l’homme, le monde et Dieu ; elle devait donc mettre au jour la Totalité des rapports entre les êtres, l’Harmonie de l’ensemble et l’Unité du fini et de l’infini (ces trois notions, comme toutes celles que j’avance, sont bien entendu empruntées à Balzac).

Balzac place au centre de ce triptyque d’« Études », au milieu (terme cher à l’auteur, le milieu est à la fois point de référence, point d’équilibre et point de tension), les « Études philosophiques ». Ces dernières ont elles-mêmes pour couronnement, comme un apogée du système, « Le Livre mystique ».

« Le Livre mystique » est lui-même en trois volets (pour Balzac, « trois est le Nombre de l’existence ») :

1. Les Proscrits ;

2. Louis Lambert ;

3. Séraphîta, qui constitue le point culminant à la fois du « Livre mystique », des « Études philosophiques » et de La Comédie humaine dans son ensemble. (Séraphîta est divisée en sept chapitres, le sept étant « la formule du ciel », signe de l’accomplissement.)

Conçue comme la clef de voûte d’une pensée, d’un système, d’une œuvre, Séraphîta est le symbole du Grand Tout, miroir de l’Unité intime du Monde, au cœur des contrastes du Réel. Si le symbole désigne à l’origine, et traditionnellement, les deux moitiés d’un objet qui, une fois cassé, peut être recomposé par leur ré-assemblage, il devient chez Balzac l’expression même de l’Unité fondamentale (et non pas originelle, car l’unité est toujours là, ici et maintenant) et du contraste des parties qu’il s’agit de re-composer, autrement dit de re-présenter par le symbole, par l’art. C’est l’objet de la quête de l’écriture, mais aussi celle de ce qu’est le réel.

Seule figure androgyne de sa création, Séraphîta-Séraphîtüs est la représentation symbolique par excellence dans l’œuvre de Balzac. Ce personnage est le signe, par son corps, et par son esprit, de l’Unité et des contrastes, l’un n’allant pas sans l’autre. À mi-chemin entre homme et femme, entre la terre et le ciel, entre l’homme et Dieu, Séraphîta est la clef de l’énigme de l’univers et du système balzacien (que l’on peut imaginer comme une architecture pyramidale). Pour comprendre Balzac et l’édification de son système, on ne peut donc faire l’économie de son mysticisme, de son « Livre mystique ». Qu’est-ce que le mysticisme pour Balzac ? Il le conçoit comme l’interprétation cachée d’un mythe (d’où la figure de l’androgyne), le dévoilement ou la compréhension de mystères, qui permettent d’exprimer l’union intime de l’homme et du principe de l’être (Dieu, c’est-à-dire l’Unité fondamentale, le milieu des correspondances du monde et des relations entre les êtres dans le monde). Cette expression de l’Unité est difficile par nature, puisqu’elle est révélation d’un ordre caché, qui ne se dit pas. Pour le dire vite, Balzac se donne pour tâche (et quelle tâche !) de dire l’indicible ; pour lui, « ce qui manquait jusqu’à présent au mysticisme était la forme, la poésie ». Il présente ainsi, comme il l’affirme dans la préface du « Livre mystique », « les travaux de l’auteur, la peine qu’il a prise pour donner un corps à cette doctrine et la mettre à la portée de l’étourderie française qui veut deviner ce qu’elle ne sait pas, et savoir ce qu’elle ne peut deviner ». L’ objectif de Balzac est ainsi d’élaborer un savoir, à travers une théorie de l’être et de la connaissance. Ce n’est pas pour rien qu l’on peut parler d’une philosophie de Balzac, celui que l’on considère comme un des pères du réalisme en littérature. Mais qu’est-ce que la réalité pour notre romancier ?

 

 

La réalité chez Balzac :

le monde des Idées

 

 

Selon Louis Lambert (personnage éponyme du deuxième récit du « Livre mystique »), « les faits ne sont rien, ils n’existent pas, il ne subsiste de nous que des Idées ». Dans cet antagonisme entre le fait et l’Idée, où seule celle-ci est comprise comme valeur de l’humain et ainsi comme condition de la réalisation de l’homme, on repère dans la pensée balzacienne sa conception de la réalité. Ce qui est vraiment réel, c’est l’Idée. L’ intérêt que l’on peut porter à cette conception (qui n’est pas neuve a priori) est suscité par l’étonnement face à ce qui semble être un paradoxe : Balzac se place en observateur de la société et veut représenter cette réalité sociale qu’il peut observer, et il considèrerait en même temps que la réalité n’est pas observable, puisque les faits ne sont rien et que seules les Idées seraient réelles ? Le romancier ne serait donc pas tant dans l’observation que dans l’interprétation ? Cela donnerait du grain à moudre à notre approche du réalisme en littérature, qui serait re-création d’une réalité non observable. Voilà de quoi donner le tournis.

Et pourtant, Balzac est bien là où on l’attend lorsqu’on y regarde de près : il est au milieu, il se tient sur la brèche, tel un funambule ; il est dans l’entre-deux. La réalité, c’est l’Idée, mais celle-ci se manifeste par les hommes (l’Idée n’est pas un principe supérieur et transcendant). En observant les hommes, leurs faits, on peut en dégager les causes, et enfin les principes : c’est alors qu’on s’aperçoit que la réalité véritable, celle qu’on peut voir et connaître avant tout, c’est l’Idée à l’œuvre dans l’homme, que c’est à partir de là que l’on peut comprendre ce qui fait l’être de l’homme. Il est donc bien question d’exprimer les mystères cachés derrière ce qui s’exprime dans et par notre comédie humaine. On comprend mieux pourquoi le langage mystique est fondamental chez Balzac : il permet de révéler l’ordre des choses pour comprendre la marche des hommes et du monde.

 

La réalité de l’homme est fondamentalement inscrite dans ce que Louis Lambert nomme le « monde des Idées », et ce « monde des Idées », évidemment, comme toujours chez Balzac, « se divise en trois sphères » (Louis Lambert) :

1. La sphère de l’Instinct ;

2. La sphère des Abstractions ;

3. La sphère de Spécialité.

Ces trois sphères de l’esprit correspondent aux trois degrés de l’intelligence humaine et aux trois « degrés de l’exister », et correspondent également à trois mondes au sein de l’Unité du Monde :

1. Le monde Naturel ;

2. Le monde Spirituel ;

3. Le monde Divin.

 

Cette théorie décrit l’ordre perpétuel de l’humanité, perçu comme une organisation asymétrique et hiérarchisée de sphères. Les hommes sont en quelque sorte classés en trois catégories, et la catégorie du milieu est comme le point zéro, celui à partir duquel on pourra comparer et hiérarchiser en fonction du plus ou du moins d’intelligence et d’exister par rapport à ce point, ce niveau ; Balzac appelle cela, ce point de milieu, la mesure. Soit l’homme est au-dessous de la mesure, soit il est au-dessus, soit il est au niveau, tout cela en fonction d’une infinité de degrés de plus ou de moins. Une telle théorie a de quoi faire frémir, d’autant plus que, pour Balzac, l’homme a une place assignée dans une des sphères, et c’est ainsi, rien à faire, alea jacta est. La réalité, c’est un ordre inexorable, et cruel, de la société ; pas de possibilité d’un monde meilleur : le monde est comme cela, un point c’est tout. Mais encore une fois, c’est là où c’est intéressant et original. En scrutateur de la réalité, Balzac nous dit : voilà comment c’est et voilà comment cela fonctionne (et d’accord, tout participe de l’Unité, donc tout est à prendre et à conserver, rien à jeter, même si c’est au-dessous de la mesure, etc.). Mais en même temps, il nous dit : voyez avec moi le monde tel qu’il est, et faisons-en quelque chose de beau (la littérature), regardons ensemble la poésie du monde, sa beauté ; essayons de com-prendre tout cela, d’en dévoiler les mystères ; à partir de ce qui est, voyons ce que nous en faisons, voyons ce qui peut être. Jolie leçon d’ontologie. Nous voilà (un peu) rassurés. Examinons donc de plus près ce que sont ces trois sphères du monde des Idées, à partir des considérations de Louis Lambert.

 

 

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Séraphîta


À MADAME ÉVELINE DE HANSKA,

Née comtesse Rzewuska.

 

 

Madame, voici l’œuvre que vous m’avez demandée : je suis heureux, en vous la dédiant de pouvoir vous donner un témoignage de la respectueuse affection que vous m’avez permis de vous porter. Si je suis accusé d’impuissance après avoir tenté d’arracher aux profondeurs de la mysticité ce livre qui, sous la transparence de notre belle langue, voulait les lumineuses poésies de l’Orient, à vous la faute ! Ne m’avez-vous pas ordonné cette lutte, semblable à celle de Jacob, en me disant que le plus imparfait dessin de cette figure par vous rêvée, comme elle le fut par moi dès l’enfance, serait encore pour vous quelque chose ? Le voici donc, ce quelque chose. Pourquoi cette œuvre ne peut-elle appartenir exclusivement à ces nobles esprits préservés, comme vous l’êtes, des petitesses mondaines par la solitude ? ceux-là sauraient y imprimer la mélodieuse mesure qui manque et qui en aurait fait entre les mains d’un de nos poètes la glorieuse épopée que la France attend encore. Ceux-là l’accepteront de moi comme une de ces balustrades sculptées par quelque artiste plein de foi, et sur lesquelles les pèlerins s’appuient pour méditer la fin de l’homme en contemplant le chœur d’une belle église.

Je suis avec respect, Madame, votre dévoué serviteur,

DE BALZAC.

 

Paris, 23 août 1835.

 

I. Séraphîtüs

 

À voir sur une carte les côtes de la Norvège quelle imagination ne serait émerveillée de leurs fantasques découpures, longue dentelle de granit où mugissent incessamment les flots de la mer du Nord ? qui n’a rêvé les majestueux spectacles offerts par ces rivages sans grèves par cette multitude de criques, d’anses, de petites baies dont aucune ne se ressemble et qui toutes sont des abîmes sans chemins ? Ne dirait-on pas que la nature s’est plu à dessiner par d’ineffaçables hiéroglyphes le symbole de la vie norvégienne, en donnant à ces côtes la configuration des arêtes d’un immense poisson ? car la pêche forme le principal commerce et fournit presque toute la nourriture de quelques hommes attachés comme une touffe de lichen à ces arides rochers. Là, sur quatorze degrés de longueur à peine existe-t-il sept cent mille âmes. Grâce aux périls dénués de gloire, aux neiges constantes que réservent aux voyageurs ces pics de la Norvège, dont le nom donne froid déjà, leurs sublimes beautés sont restées vierges et s’harmonieront aux phénomènes humains, vierges encore pour la poésie du moins qui s’y sont accomplis et dont voici l’histoire.

Lorsqu’une de ces baies, simple fissure aux yeux des eiders, est assez ouverte pour que la mer ne gèle pas entièrement dans cette prison de pierre où elle se débat, les gens du pays nomment ce petit golfe un fiord, mot que presque tous les géographes ont essayé de naturaliser dans leurs langues respectives. Malgré la ressemblance qu’ont entre eux ces espèces de canaux, chacun a sa physionomie particulière : partout la mer est entrée dans leurs cassures, mais partout les rochers s’y sont diversement fendus, et leurs tumultueux précipices défient les termes bizarres de la géométrie : ici le roc s’est dentelé comme une scie, là ses tables trop droites ne souffrent ni le séjour de la neige, ni les sublimes aigrettes des sapins du nord ; plus loin, les commotions du globe ont arrondi quelque sinuosité coquette, belle vallée que meublent par étages des arbres au noir plumage. Vous seriez tenté de nommer ce pays la Suisse des mers. Entre Drontheim et Christiania, se trouve une de ces baies, nommée le Stromfiord. Si le Stromfiord n’est pas le plus beau de ces paysages, il a du moins le mérite de résumer les magnificences terrestres de la Norvège, et d’avoir servi de théâtre aux scènes d’une histoire vraiment céleste.

La forme générale du Stromfiord est, au premier aspect, celle d’un entonnoir ébréché par la mer. Le passage que les flots s’y étaient ouvert présente à l’œil l’image d’une lutte entre l’Océan et le granit, deux créations également puissantes : l’une par son inertie, l’autre par sa mobilité. Pour preuves, quelques écueils de formes fantastiques en défendent l’entrée aux vaisseaux. Les intrépides enfants de la Norvège peuvent, en quelques endroits, sauter d’un roc à un autre sans s’étonner d’un abîme profond de cent toises, large de six pieds. Tantôt un frêle et chancelant morceau de gneiss, jeté en travers, unit deux rochers. Tantôt les chasseurs ou les pécheurs ont lancé des sapins, en guise de pont, pour joindre les deux quais taillés à pic au fond desquels gronde incessamment la mer. Ce dangereux goulet se dirige vers la droite par un mouvement de serpent, y rencontre une montagne élevée de trois cents toises au-dessus du niveau de la mer, et dont les pieds forment un banc vertical d’une demi-lieue de longueur, où l’inflexible granit ne commence à se briser, à se crevasser, à s’onduler, qu’à deux cents pieds environ au-dessus des eaux. Entrant avec violence, la mer est donc repoussée avec une violence égale par la force d’inertie de la montagne vers les bords opposés auxquels les réactions du flot ont imprimé de douces courbures. Le Fiord est fermé dans le fond par un bloc de gneiss couronné de forêts, d’où tombe en cascades une rivière qui à la fonte des neiges devient un fleuve, forme une nappe d’une immense étendue, s’échappe avec fracas en vomissant de vieux sapins et d’antiques mélèzes, aperçus à peine dans la chute des eaux. Vigoureusement plongés au fond du golfe, ces arbres reparaissent bientôt à sa surface, s’y marient, et construisent des îlots qui viennent échouer sur la rive gauche, où les habitants du petit village assis au bord du Stromfiord, les retrouvent brisés, fracassés, quelquefois entiers, mais toujours nus et sans branches. La montagne qui dans le Stromfiord reçoit à ses pieds les assauts de la mer et à sa cime ceux des vents du nord, se nomme le Falberg. Sa crête, toujours enveloppée d’un manteau de neige et de glace, est la plus aiguë de la Norvège, où le voisinage du pôle produit, à une hauteur de dix-huit cents pieds, un froid égal à celui qui règne sur les montagnes les plus élevées du globe. La cime de ce rocher, droite vers la mer, s’abaisse graduellement vers l’est, et se joint aux chutes de la Sieg par des vallées disposées en gradins sur lesquels le froid ne laisse venir que des bruyères et des arbres souffrants. La partie du Fiord d’où s’échappent les eaux, sous les pieds de la forêt, s’appelle le Siegdalhen, mot qui pourrait être traduit par le versant de la Sieg, nom de la rivière. La courbure qui fait face aux tables du Falberg est la vallée de Jarvis, joli paysage dominé par des collines chargées de sapins, de mélèzes, de bouleaux, de quelques chênes et de hêtres, la plus riche, la mieux colorée de toutes les tapisseries que la nature du nord a tendues sur ses âpres rochers. L’ œil pouvait facilement y saisir la ligne où les terrains réchauffés par les rayons solaires commencent à souffrir la culture et laissent apparaître les végétations de la Flore norvégienne. En cet endroit, le golfe est assez large pour que la mer, refoulée par le Falberg, vienne expirer en murmurant sur la dernière frange de ces collines, rive doucement bordée d’un sable fin, parsemé de mica, de paillettes, de jolis cailloux, de porphyres, de marbres aux mille nuances amenés de la Suède par les eaux de la rivière, et de débris marins, de coquillages, fleurs de la mer que poussent les tempêtes, soit du pôle, soit du midi.

Au bas des montagnes de Jarvis se trouve le village composé de deux cents maisons de bois, où vit une population perdue là, comme dans une forêt ces ruches d’abeilles qui, sans augmenter ni diminuer, végètent heureuses, en butinant leur vie au sein d’une sauvage nature. L’ existence anonyme de ce village s’explique facilement. Peu d’hommes avaient la hardiesse de s’aventurer dans les rescifs pour gagner les bords de la mer et s’y livrer à la pêche que font en grand les Norvégiens sur des côtes moins dangereuses. Les nombreux poissons du Fiord suffisent en partie à la nourriture de ses habitants ; les pâturages des vallées leur donnent du lait et du beurre ; puis quelques terrains excellents leur permettent de récolter du seigle, du chanvre, des légumes qu’ils savent défendre contre les rigueurs du froid et contre l’ardeur passagère, mais terrible, de leur soleil, avec l’habileté que déploie le Norvégien dans cette double lutte. Le défaut de communications, soit par terre où les chemins sont impraticables, soit par mer où de faibles barques peuvent seules parvenir à travers les défilés maritimes du Fiord, les empêche de s’enrichir en tirant parti de leurs bois. Il faudrait des sommes aussi énormes pour déblayer le chenal du golfe que pour s’ouvrir une voie dans l’intérieur des terres. Les routes de Christiania à Drontheim tournent toutes le Stromfiord, et passent la Sieg sur un pont situé à plusieurs lieues de sa chute ; la côte, entre la vallée de Jarvis et Drontheim, est garnie d’immenses forêts inabordables ; enfin le Falberg se trouve également séparé de Christiania par d’inaccessibles précipices. Le village de Jarvis aurait peut-être pu communiquer avec la Norvège intérieure et la Suède par la Sieg ; mais, pour être mis en rapport avec la civilisation, le Stromfiord voulait un homme de génie. Ce génie parut en effet : ce fut un poète, un Suédois religieux qui mourut en admirant et respectant les beautés de ce pays, comme un des plus magnifiques ouvrages du Créateur.

Maintenant, les hommes que l’étude a doués de cette vue intérieure dont les véloces perceptions amènent tour à tour dans l’âme, comme sur une toile, les paysages les plus contrastants du globe, peuvent facilement embrasser l’ensemble du Stromfiord. Eux seuls, peut-être, sauront s’engager dans les tortueux rescifs du goulet où se débat la mer, fuir avec ses flots le long des tables éternelles du Falberg dont les pyramides blanches se confondent avec les nuées brumeuses d’un ciel presque toujours gris de perle ; admirer la jolie nappe échancrée du golfe, y entendre les chutes de la Sieg qui pend en longs filets et tombe sur un abatis pittoresque de beaux arbres confusément épars, debout ou cachés parmi des fragments de gneiss ; puis, se reposer sur les riants tableaux que présentent les collines abaissées de Jarvis d’où s’élancent les plus riches végétaux du nord, par familles, par myriades : ici des bouleaux gracieux comme des jeunes filles, inclinés comme elles ; là des colonnades de hêtres aux fûts centenaires et moussus ; tous les contrastes des différents verts, de blanches nuées parmi les sapins noirs, des landes de bruyères pourprées et nuancées à l’infini ; enfin toutes les couleurs, tous les parfums de cette Flore aux merveilles ignorées. Étendez les proportions de ces amphithéâtres, élancez-vous dans les nuages, perdez-vous dans le creux des roches où reposent les chiens de mer, votre pensée n’atteindra ni à la richesse, ni aux poésies de ce site norvégien ! Votre pensée pourrait-elle être aussi grande que l’Océan qui le borne, aussi capricieuse que les fantastiques figures dessinées par ces forêts, ses nuages, ses ombres, et par les changements de sa lumière ? Voyez-vous, au-dessus des prairies de la plage, sur le dernier pli de terrain qui s’ondule au bas des hautes collines de Jarvis, deux ou trois cents maisons couvertes en nœver, espèce de couvertures faites avec l’écorce du bouleau, maisons toutes frêles, plates et qui ressemblent à des vers à soie sur une feuille de mûrier jetée là par les vents ? Au-dessus de ces humbles, de ces paisibles demeures, est une église construite avec une simplicité qui s’harmonie à la misère du village. Un cimetière entoure le chevet de cette église, et plus loin se trouve le presbytère. Encore plus haut, sur une bosse de la montagne est située une habitation, la seule qui soit en pierre, et que pour cette raison les habitants ont nommée le château Suédois. En effet, un homme riche vint de Suède, trente ans avant le jour où cette histoire commence, et s’établit à Jarvis, en s’efforçant d’en améliorer la fortune. Cette petite maison, construite dans le but d’engager les habitants à s’en bâtir de semblables, était remarquable par sa solidité, par un mur d’enceinte, chose rare en Norvège, où, malgré l’abondance des pierres, l’on se sert de bois pour toutes les clôtures, même pour celles des champs. La maison, ainsi garantie des neiges, s’élevait sur un tertre, au milieu d’une cour immense. Les fenêtres en étaient abritées par ces auvents d’une saillie prodigieuse appuyés sur de grands sapins équarris qui donnent aux constructions du nord une espèce de physionomie patriarcale. Sous ces abris, il était facile d’apercevoir les sauvages nudités du Falberg, de comparer l’infini de la pleine mer à la goutte d’eau du golfe écumeux, d’écouter les vastes épanchements de la Sieg, dont la nappe semblait de loin immobile en tombant dans sa coupe de granit bordée sur trois lieues de tour par les glaciers du nord, enfin tout le paysage où vont se passer les surnaturels et simples événements de cette histoire.

L’ hiver de 1799 à 1800 fut un des plus rudes dont le souvenir ait été gardé par les Européens ; la mer de Norvège se prit entièrement dans les Fiords, où la violence du ressac l’empêche ordinairement de geler. Un vent dont les effets ressemblaient à ceux du levantis espagnol, avait balayé la glace du Stromfiord en repoussant les neiges vers le fond du golfe. Depuis long-temps il n’avait pas été permis aux gens de Jarvis de voir en hiver le vaste miroir des eaux réfléchissant les couleurs du ciel, spectacle curieux au sein de ces montagnes dont tous les accidents étaient nivelés sous les couches successives de la neige, et où les plus vives arêtes comme les vallons les plus creux ne formaient que de faibles plis dans l’immense tunique jetée par la nature sur ce paysage, alors tristement éclatant et monotone. Les longues nappes de la Sieg, subitement glacées, décrivaient une énorme arcade sous laquelle les habitants auraient pu passer à l’abri des tourbillons, si quelques-uns d’entre eux eussent été assez hardis pour s’aventurer dans le pays. Mais les dangers de la moindre course retenaient au logis les plus intrépides chasseurs qui craignaient de ne plus reconnaître sous la neige les étroits passages pratiqués au bord des précipices, des crevasses ou des versants. Aussi nulle créature n’animait-elle ce désert blanc où régnait la bise du pôle, seule voix qui résonnât en de rares moments. Le ciel, presque toujours grisâtre, donnait au lac les teintes de l’acier bruni. Peut-être un vieil eider traversait-il parfois impunément l’espace à l’aide du chaud duvet sous lequel glissent les songes des riches, qui ne savent par combien de dangers cette plume s’achète ; mais, semblable au Bédouin qui sillonne seul les sables de l’Afrique, l’oiseau n’était ni vu ni entendu ; l’atmosphère engourdie, privée de ses communications électriques, ne répétait ni le sifflement de ses ailes, ni ses joyeux cris. Quel œil assez vif eut d’ailleurs pu soutenir l’éclat de ce précipice garni de cristaux étincelants, et les rigides reflets des neiges à peine irisées à leurs sommets par les rayons d’un pâle soleil, qui, par moments, apparaissait comme un moribond jaloux d’attester sa vie ? Souvent, lorsque des amas de nuées grises, chassées par escadrons à travers les montagnes et les sapins, cachaient le ciel sous de triples voiles, la terre, à défaut de lueurs célestes, s’éclairait par elle-même. Là donc se rencontraient toutes les majestés du froid éternellement assis sur le pôle, et dont le principal caractère est le royal silence au sein duquel vivent les monarques absolus. Tout principe extrême porte en soi l’apparence d’une négation et les symptômes de la mort : la vie n’est-elle pas le combat de deux forces ? Là, rien ne trahissait la vie. Une seule puissance, la force improductive de la glace, régnait sans contradiction. Le bruissement de la pleine mer agitée n’arrivait même pas dans ce muet bassin, si bruyant durant les trois courtes saisons où la nature se hâte de produire les chétives récoltes nécessaires à la vie de ce peuple patient. Quelques hauts sapins élevaient leurs noires pyramides chargées de festons neigeux, et la forme de leurs rameaux à barbes inclinées complétait le deuil de ces cimes, où, d’ailleurs, ils se montraient comme des points bruns. Chaque famille restait au coin du feu, dans une maison soigneusement close, fournie de biscuit, de beurre fondu, de poisson sec, de provisions faites à l’avance pour les sept mois d’hiver. À peine voyait-on la fumée de ces habitations. Presque toutes sont ensevelies sous les neiges, contre le poids desquelles elles sont néanmoins préservées par de longues planches qui partent du toit et vont s’attacher à une grande distance sur de solides poteaux en formant un chemin couvert autour de la maison. Pendant ces terribles hivers, les femmes tissent et teignent les étoffes de laine ou de toile dont se font les vêtements, tandis que la plupart des hommes lisent ou se livrent à ces prodigieuses méditations qui ont enfanté les profondes théories, les rêves mystiques du nord, ses croyances, ses études si complètes sur un point de la science fouillé comme avec une sonde ; mœurs à demi monastiques qui forcent l’âme à réagir sur elle-même, à y trouver sa nourriture, et qui font du paysan norvégien un être à part dans la population européenne. Dans la première année du dix-neuvième siècle, et vers le milieu du mois de mai, tel était donc l’état du Stromfiord.

Par une matinée où le soleil éclatait au sein de ce paysage en y allumant les feux de tous les diamants éphémères produits par les cristallisations de la neige et des glaces, deux personnes passèrent sur le golfe, le traversèrent et volèrent le long des bases du Falberg, vers le sommet duquel elles s’élevèrent de frise en frise. Était-ce deux créatures, était-ce deux flèches ? Qui les eût vues à cette hauteur les aurait prises pour deux eiders cinglant de conserve à travers les nuées. Ni le pécheur le plus superstitieux, ni le chasseur le plus intrépide n’eût attribué à des créatures humaines le pouvoir de se tenir le long des faibles lignes tracées sur les flancs du granit, où ce couple glissait néanmoins avec l’effrayante dextérité que possèdent les somnambules quand, ayant oublié toutes les conditions de leur pesanteur et les dangers de la moindre déviation, ils courent au bord des toits en gardant leur équilibre sous l’empire d’une force inconnue.


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