Comme un tigre par la neige brûlé

Jean-Pascal Collegia

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« Depuis qu'il avait laissé derrière lui le monde des hommes, ce soir de janvier 1918, Juan Calderón n'avait plus senti sourdre en lui le moindre désir. Il n'avait que survécu. Par obsession d'abord, par devoir ensuite, obéissant aux instances dirigeantes de sa conscience, jusqu'à l'anéantissement. Mais voilà qu'à présent il aimait le goût de l'eau, le désir n'était plus très loin, goût de vivre à l'état embryonnaire... »

 

Juan Calderón a sillonné les mers du globe et rencontré les hommes. Un jour, il découvre que sa femme est morte et il tue un homme pour la première fois. C’est là que tout bascule. Cap sur l’Antarctique pour fuir, s’exiler, s’éprouver. De l’Andalousie à la Terre de Feu, en passant par la mer de Weddell, Jean-Pascal Collegia nous invite à une exploration des limites de l’humain, à travers l’épopée d’un aventurier aux prises avec les éléments.Ce récit est un hymne à la nature, un cri farouche et tendre qui réenchante le monde et qui suscite l’espoir d’une vie qui nous ressemble.

 

Après le succès de "La Lune où les cerfs perdent leurs bois" (2015), Jean-Pascal Collegia va encore plus loin dans le nature writing, tout en finesse et en poésie, pour notre plus grand bonheur !

 

Prix du roman 2017 pour "La Lune où les cerfs perdent leurs bois" (Lions Club 103cc)

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Début du livre...

Point de départ

Éveil


Acte I : Le butin
Enfant, Juan Calderón possédait le caractère de ceux qui nés avec une grande sensibilité ne peuvent affronter le monde que légèrement en retrait. Sans doute était-ce le signe de quelque vitalité qu’il se protégeât ainsi lui-même, et certainement y consentait-il plus par nécessité que par goût.
Bien des années plus tard, alors capitaine de navire, il devait se rappeler ce lointain après-midi où son père l’avait emmené avec lui à la sortie du village, aux portes de la sierra. C’était une journée extraordinaire. Le vent avait soufflé, il avait cessé. L’hiver avait blanchi les hauts plateaux, et au-delà, les collines humectaient le paysage de rebonds capricieux que dominaient au loin les sommets enneigés. L’air était pur, on l’aurait cru vivant. Calderón père avait toqué à la porte d’une masure isolée. Ces derniers mois, il avait travaillé à en remonter les murs un à un. À présent, le travail était achevé et l’on y avait installé un étranger à la santé fragile. L’homme venait de Hollande et cherchait à s’installer durablement dans la région. Le père Calderón avait rapidement conclu l’affaire.
Peu après son installation, l’étranger fit envoyer des dizaines de caisses qui arrivèrent par mer au village avant d’être montées à dos d’homme jusqu’à sa nouvelle demeure. Quelques mois plus tard il mourut, et l’on découvrit ce que contenaient toutes ces caisses : des milliers de livres. Calderón père hérita de fait de cet étrange butin. Il y avait certainement là de quoi rapporter quelques pièces, et c’est au jeune Juan que revint la tâche de tout réemballer dans les caisses.

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Acte II : Aristote
Au début, ce n’était presque rien. Ni le curé, ni le diacre n’auraient su dire quand cette étincelle avait enflammé l’esprit du jeune Juan Calderón. Au catéchisme, le petit Calderón écoutait toujours avec grande attention parler de l’Élu, Jésus, et aussi des saints Hommes. L’éveil religieux raisonnait en lui comme une flamme qui réchauffe, promesse de bien-être et de paix. Puis vint le temps et l’âge où l’on ne se contente plus d’histoires d’enfant. Juan Calderón espéra des explications qui jamais ne vinrent. C’est à cette époque que le Hollandais mourut et que la rencontre eut lieu.
La Nature ne fait rien en vain, écrivait Aristote. Tel fut le point de départ. Quelques mots lus à un âge où l’esprit est encore tendre, l’âme transparente, le corps innocent. Quelques mots emprunts d’une simplicité envoûtante, formule magique, boussole indiquant le nord magnétique de la vérité. Il y avait de la suavité dans cette déclaration d’Aristote, quelque chose d’inexprimable pour le jeune Juan Calderón, comme la douce brise qui souffle du large au petit matin, et qui emporte avec elle les cauchemars d’une nuit agitée. Nul cependant ne remarqua le moindre changement, pas même son père qui ne voyait aucun mal à laisser traîner son fils là-haut, chez l’Hollandais, comme il disait. Le village voyait cela d’un mauvais œil, la mort précipitée du dernier locataire avait certainement à y voir.
Les deux gros volumes, la Biologie et la Physique, des traductions bien sûr, se trouvaient ensevelis sous des montagnes d’autres ouvrages. Très vite le jeune Juan les avait remarqués, intimidé par leur couverture en cuir ouvragé. Tomber sur une carte au trésor n’aurait eu meilleur effet. Fut-ce par instinct, ou par peur d’être pris, le jeune homme consultait les ouvrages discrètement, à la lueur d’une bougie, dans un recoin sombre de la maison. Prémisse d’une intime attirance pour l’aventure, l’étude des propositions d’Aristote se fit délectable.
Les caisses de livres furent vendues au plus offrant des colporteurs, Juan Calderón n’en avait pu sauver qu’une dizaine, dont les deux Aristote, dissimulés avec les autres dans une fosse creusée à même le sol, non loin de la masure isolée. Il montait chez l’Hollandais pour les lire, parfois seulement pour les toucher, les sentir. À l’âge où les jeunes ne pensent qu’à courir les jupons, Juan Calderón mettait toute son énergie à comprendre les préceptes philosophiques pour une connaissance claire et distincte du monde, même si, malgré ses efforts, bon nombre d’entre eux lui semblèrent au bout du compte définitivement hors de portée. Tout obstiné qu’il était, le jeune Juan n’en était pas moins humain, et son attitude de retrait qu’accentuait l’isolement nécessaire à l’étude finit par lui coûter. De rage, il jeta les deux Aristote au fond d’un ravin. L’idée d’entreprendre des études germa pour la première fois à cette époque, Juan Calderón avait alors quatorze ans. Le reste est affaire de circonstances, et de sa rupture définitive d’avec la religion. Celle-ci fit suite à un évènement qui le bouleversa profondément, car jusqu’alors, et malgré Aristote, Juan Calderón gardait quelque part tapie en lui une espèce d’affection pour la douce chaleur qui émanait des chants liturgiques.

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Acte III : La rupture
Cela se produisit un soir d’été. Juan Calderón se promenait sur le promontoire rocheux, non loin de là où se dressait l’église, il venait de passer un mois au village, et avant de repartir à Grenade au lycée, il s’était mis en tête d’aller passer un moment au-dessus des toits, sur ce rocher dominant la vallée. C’est là qu’il surprit une conversation entre le vieux curé et son jeune diacre. Assis dans l’obscurité, derrière le grand cyprès du presbytère, il avait tout entendu. Le vieux curé entretenait le jeune diacre du mal qui le rongeait.
« Quelle est cette sottise de croire ? Qui a jamais réellement cru ? Est-ce que tu crois, toi ? » suffoquait-il, en transe, face au jeune diacre médusé. « Non, bien sûr que non, tu ne crois pas, tu fais semblant, comme nous tous. Ha, ha ! La vérité, tu crois peut-être la connaître ? Tu te trompes ! La vérité, c’est que tu as besoin de vivre et de comprendre par toi-même ! Ah, la foi, la foi ! Que de mensonges ne cache-t-on pas derrière ce mot ! Quoi ?! Ne fais pas cette tête ! Crois-tu que Satan te parlerait en ces termes ? Crois-tu qu’il te conseillerait de faire confiance en ton esprit ? Fais-le, et tu verras de quoi je parle ! L’esprit seul demeure auprès de Dieu. Permets-lui de parler à travers ton corps et ton âme. Écoute-le te souffler des mots simples, de ceux qui sentent bon la sciure et la chaleur quotidienne du soleil, marche pieds nus, sens le sol, écoute ce que la poussière a à te dire. Tout cela n’est pas très catholique, hein ? Et alors ? Où est le problème ? Je n’ai jamais rien appris qu’en procédant ainsi. Si la foi existe, je ne la connais pas. Elle devrait être un sourire, une douce confiance. Chez moi, elle n’est que crispation. Mon chemin se termine, mon fils. Le tien commence seulement. Considère-le ainsi, et plus jamais ensuite nous n’en reparlerons, le sacrifice d’une vie monastique, c’est bien trop cher payé, même pour l’Éternité. Je te livre là mon sentiment, qui est aussi mon testament, ne laisse pas à une autre volonté le soin de décider du chemin à suivre, ne te laisse pas emmurer sous prétexte qu’ainsi tu rencontreras Dieu. Foutaise que tout cela ! Dieu est sous nos pieds et dans l’air que tu respires. Il n’y a rien d’autre, non, rien d’autre... »

Lorsque des années plus tard la grippe s’abattit sur l’Andalousie, ceux-là même qui dansaient, chantaient et buvaient ensemble pour les fêtes de la Vierge, en août 1918, s’étripèrent quelques mois plus tard pour sauver leurs biens, éloigner d’eux les malades, ou trouver quelque nourriture...


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